Dans 1984 de George Orwell, les citoyens d’Océania vivent sous surveillance constante : privés de liberté, ils croient pourtant être heureux. Il s’agit alors de se demander s’il est possible d’être heureux sous contrainte ou sous domination. À première vue, il paraît paradoxal de trouver le bonheur lorsqu’on subit sa vie sans pouvoir agir librement. En effet : Comment pourrait-on être heureux si l’on ne peut pas choisir ce qui nous plaît ?
L’expression “peut-on” peut prendre plusieurs sens selon le contexte. D’abord, elle peut exprimer une capacité, une possibilité, une permission ou une question de principe moral. Le bonheur désigne un état de satisfaction durable et complète. Il se distingue du bien-être, qui renvoie à une satisfaction éphémère. La liberté est elle la capacité d’agir sans subir de contrainte extérieure. Il peut s’agir également de la capacité à diriger sa volonté selon la raison ou selon ses principes. L'homme, en tant qu’être rationnel est ainsi souvent perçu comme naturellement libre, capable de se déterminer par lui-même. Dès lors, la liberté apparaît comme un moyen essentiel dans la quête du bonheur.
Dans ce cas : Peut-on être heureux sans être libre ? Est-il possible d’accéder à un bonheur véritable en étant privé de liberté, ou bien, au contraire, est-elle une condition nécessaire pour être heureux ? Si, en premier lieu, la liberté semble être une condition nécessaire au bonheur, il faut néanmoins nuancer cette idée. Même libre, l’homme peut être malheureux s’il ne parvient pas à se contenter ou à choisir ce qui lui convient. La véritable liberté, plus qu'extérieure est en réalité la liberté intérieure qui permet elle d'atteindre le bonheur.
I. La liberté : une condition nécessaire au bonheur
La liberté est une condition nécessaire du bonheur. Elle permet à l’individu d’être autonome, de choisir sa vie et de se réaliser pleinement.
a) La liberté permet l’autonomie
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs , Kant énonce comme impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. ». Ainsi, lorsque nous réalisons une action contraire à notre devoir, nous ne faisons en fait que créer une exception pour nous-même, et nous dérivons alors de la morale. Un individu est dès lors libre de ses désirs lorsqu’il agit par devoir, selon la loi morale. C’est cette autonomie morale qui rend l’homme digne d’être heureux, car il devient maître de ses actions, non soumis à ses passions ou à des pressions extérieures.
De même pour Spinoza, la liberté consiste à comprendre les causes de nos actions et à maîtriser nos passions. Le bonheur naît de cette compréhension. Un esprit libre est un esprit qui pense par lui-même, affranchi des préjugés et des passions aveugles. Ainsi, seule la liberté de l’esprit permet d’accéder à la vérité et à une joie durable. Sans liberté, il n’y a que soumission aux émotions et ignorance, donc impossibilité d’être réellement heureux.
b) La liberté permet la réalisation de soi
Pour Aristote, le bonheur (ou "eudaimonia") n’est pas un simple plaisir passager, mais l’accomplissement de la nature humaine. Or, l’être humain est, selon lui, un être raisonnable. Sa fonction est de penser, de réfléchir, de juger, c’est-à-dire d'utiliser sa raison. Le bonheur réside donc dans l’exercice libre et vertueux de cette raison, à travers des actions justes, réfléchies, conformes à la vertu. Donc, être libre, c’est pouvoir vivre selon la raison, et donc accomplir sa propre nature : tel est le chemin vers le bonheur véritable.
De même pour John Stuart Mill, chaque individu est le mieux placé pour savoir ce qui est bon pour lui. Il affirme que la liberté individuelle — tant qu’elle ne nuit pas à autrui — est indispensable au développement personnel et au bien-être. L’interdiction ou la contrainte empêche l’individu de se former, de s’améliorer, de découvrir ses talents ou de suivre ses aspirations profondes. Si on prend l’exemple d’un élève qui choisit ses études ou son métier par lui-même, en fonction de ses centres d'intérêt. Il exerce sa liberté en refusant les pressions familiales qui le poussent dans une direction qu’il ne souhaite pas. Ce choix librement consenti, fondé sur une réflexion personnelle, est source de satisfaction durable, car il correspond à ce que la personne veut vraiment. C’est donc un facteur essentiel de bonheur.
c) L'absence de liberté empêche le bonheur
Si la liberté est une condition du bonheur, alors son absence en est un obstacle. Être privé de liberté, c’est être empêché de choisir sa vie, de penser par soi-même, de s’exprimer ou d’agir selon sa volonté. Cela conduit à une situation de contrainte, voire de domination, qui rend impossible la satisfaction durable et la pleine réalisation de soi.
Cette liberté est menacée par de multiples choses, dont les contraintes exercées par le pouvoir en place. Rousseau dans le Contrat Social, énonce ainsi « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Un individu soumis à la volonté d’un autre ou d'un pouvoir abusif est privé de choix et d’autonomie, et ne peut ressentir ni dignité, ni joie profonde. Il vit dans l’aliénation.
Cependant, si la liberté semble indispensable pour être heureux, elle ne garantit pas pour autant l’atteinte du bonheur. Il faut alors se demander si l’homme libre n’est pas aussi exposé à de nouvelles formes de malheur, liées à l’insatiabilité de ses désirs et à l’angoisse du choix.
II. L'homme libre face à l’insatiabilité du vouloir
a) la liberté de désirer sans limites peut engendrer une frustration permanente
Pour Épicure, le véritable bonheur ne réside pas dans la liberté de satisfaire tous ses désirs, mais dans la capacité à distinguer les désirs naturels et nécessaires (comme manger ou être en sécurité) des désirs artificiels (comme la richesse ou la gloire).
Ainsi, même libre, celui qui poursuit sans fin des désirs artificiels ne trouvera jamais la paix intérieure (ataraxie), car il sera toujours agité par le manque et l’insatisfaction. Ainsi la personne qui cherche à gagner toujours plus d’argent ou de reconnaissance ne sera jamais satisfaite, même libre.
b) la liberté de choisir ne garantit pas le bonheur si l’on choisit mal
Pour Jean-Paul Sartre, la liberté de choisir est absolue, mais elle ne garantit pas le bonheur. Si l’individu fait des choix qui ne correspondent pas à ses valeurs profondes, il s’expose à l’angoisse existentielle et au sentiment d’aliénation.
Par exemple, si un jeune diplômé, libre de choisir sa carrière, accepte un emploi très bien payé, mais qui ne correspond pas à ses passions ni à ses convictions, alors il ne sera jamais complètement heureux.
c) L’accumulation de choix peut rendre malheureux
Trop de liberté dans une société de consommation (comme devoir choisir entre moult produits similaires) peut paralyser l’individu et le frustrer, car il craint de faire le "mauvais" choix.
En réalité, même privé de liberté extérieure, l’homme conserve sa liberté intérieure. Il lui reste la possibilité de choisir ses pensées, ses réactions et de donner un sens à sa situation, synonymes potentiels du bonheur.
III. Plus que par la liberté extérieure, le bonheur passe par la liberté intérieure
a) La liberté de pensée est inaliénable
Descartes affirme que, même privé de liberté extérieure, l’homme conserve une liberté essentielle : celle de la pensée. Cette liberté, appelée libre arbitre, lui permet de choisir ses jugements et ses croyances indépendamment des contraintes physiques ou sociales.
Dans Les Méditations métaphysiques, il insiste sur le fait que cette capacité de penser librement est la source de la dignité humaine et ne peut jamais être supprimée, même en situation d’enfermement ou de torture.
b) On peut être heureux malgré les circonstances extérieures
Épictète, philosophe stoïcien du Ier siècle, enseigne que le bonheur ne dépend pas des événements extérieurs, souvent hors de notre contrôle, mais de notre attitude intérieure face à ces événements. Selon lui, il faut absolument distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous.
Un athlète professionnel qui se casse la jambe pourrait ainsi déterminer que sa carrière s’effondre. Il pourrait se laisser abattre et sombrer dans le malheur. Mais il peut au contraire choisir de se reconstruire, de redonner un sens à sa vie en s'engageant dans les Jeux paralympiques. Par cet acte, il affirme sa liberté : celle de se définir par ses décisions, et non par les circonstances.
Conclusion
Ainsi, la liberté apparaît comme une condition essentielle du bonheur : elle permet l’autonomie, la réalisation de soi, et libère l’esprit de l’ignorance ou de la domination. Être libre, c’est pouvoir choisir sa vie et accomplir sa nature humaine. Cependant, cette liberté peut aussi devenir un piège : l’homme libre, livré à ses désirs illimités, risque l’insatisfaction et l’angoisse. Dès lors, la liberté n’est pas une garantie de bonheur, mais un outil qu’il faut apprendre à bien utiliser.
Surtout, même privé de liberté extérieure, l’homme peut cultiver une liberté intérieure, celle de sa pensée, de son jugement ou de sa réaction aux événements. Cette liberté spirituelle montre qu’un être humain peut encore trouver le bonheur malgré les contraintes extérieures. On peut donc conclure que, si la liberté extérieure facilite le bonheur, c’est la liberté intérieure — le pouvoir de se déterminer soi-même — qui en est le véritable fondement. Être libre, ce n’est pas faire tout ce que l’on veut, mais vouloir ce que l’on fait, en conscience.