Jean de La Bruyère est un écrivain moraliste français qui sans véritablement faire partie de la Cour, côtoie les grands et vit à Versailles. Cela fait de lui un témoin privilégié des usages de la Cour. Il est auteur d'une œuvre unique, qu’il réécrit au total neuf fois, dont la dernière version est parue en 1696, peu de temps avant sa mort. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle connaissent un succès retentissant dès leur publication en 1688.
L’ouvrage comporte plus d'un millier de portraits satiriques ou maximes, qui présentent des contre-modèles pour la société classique et une grande variété d’observations concernant la nature humaine. Le portrait d’Arrias se situe au début de l’œuvre dans le livre V "De la société et de la conversation". Il brosse un portrait sans concession d’un homme vaniteux ridiculisé. Le XVIIIe siècle est en effet marqué par le modèle de l’honnête homme qui incarne la mesure et la civilité, ce qui fait d’Arrias le contre-modèle d’un honnête homme.
Dans quelle mesure Jean de La Bruyère fait-il d’Arrias le contre-modèle d’un honnête homme ? Dans un premier temps, nous analyserons la façon dont La Bruyère présente Arrias comme un menteur cherchant à briller en société (l.1-2), dans un second temps nous étudierons la saynète dans laquelle Arrias monopolise la parole (l.2-7). Nous constaterons ensuite qu’Arrias persiste dans son mensonge (l.7-11). Enfin, nous achèveront par la chute d’Arrias ridiculisé (l.11-14)
I. La bruyère présente Arrias comme un menteur vaniteux
Dès la première phrase, on entend la voix du moraliste qui présente son personnage de façon ironique « Arrias a tout lu, a tout vu ». Ce mensonge est ensuite mis à distance par La Bruyère, grâce à la phrase complexe qui procède par allongement successif de propositions juxtaposées ou coordonnées.
L'anaphore « a tout lu, a tout vu » et la paronomase (sons qui se ressemblent) s'associent à la répétition de « tout », formant ainsi une hyperbole, car on ne peut évidemment pas tout savoir. Cette exagération insiste sur la prétention, la vanité d'Arrias. La troisième proposition du rythme ternaire « il veut le persuader ainsi » montre qu’Arrias est dans le paraître. Le moraliste dénonce ces mensonges par le champ lexical du mensonge « il veut le persuader ainsi », « pour tel », « mentir », « paraître ».
Ce désir de savoir exhaustif et cet attachement au paraître sont la preuve de l'orgueil du personnage, et par conséquent cela fait de lui l'anti-portrait d'un honnête homme. La préparation de son mensonge est accentuée par l’allitération en « m » dans « Il aime mieux mentir ».
II. Une saynète mondaine dans laquelle Arrias monopolise la parole
La seconde phrase, présente le contexte de l'anecdote, une scène de dîner mondain comme le montre le complément circonstanciel de lieu « à la table d'un grand » et le sujet de conversation « une cour du Nord ». Ce thème fait penser à la tradition satirique du repas ridicule chez Horace. Le présent de narration « parle » associé au pronom indéfini « on » plonge le lecteur dans la scène.
La répétition du pronom personnel « il » qui désigne Arrias associé aux verbes de parole qui les accompagne créent une impression de logorrhée avec une énumération des sujets de conversation « des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ». La longueur de la phrase transcrit le fait qu’Arrias adore parler, qu'il est au centre de la conversation et qu'il monopolise la parole. Ce d'autant plus que le champ lexical de la parole est particulièrement riche « prend la parole », « discourt », « récite », « historiettes ».
Outre avec la monopolisation de la parole, Arrias est présenté avec un comportement contraire à la bienséance, car il coupe la parole à ses interlocuteurs qui manifestement auraient des choses à dire comme le montre la périphrase « ce qu'ils en savent ». De même il ment, comme le souligne la comparaison hypothétique « comme s’il », et enfin il rit de ses propres plaisanteries ce qui est malpoli et l'auteur condamne ce comportement grâce à l'hyperbole « jusqu'à en éclater » qui pourrait faire penser à la fable d’un autre moraliste ; Jean de la fontaine avec la grenouille qui se voulait aussi grosse qu'un bœuf.
III. Arrias persiste dans le mensonge ce qui accentue son ridicule
Un élément perturbateur intervient dans la stratégie d'Arrias, quand il est interrompu par « quelqu'un ». Ce pronom indéfini insiste sur l'anonymat de l'interlocuteur qui prend la parole de façon hésitante. Le verbe « se hasarder » est ici ironique, car contredire Arrias apparaît comme une entreprise dangereuse. Son contradicteur cherche à convaincre par une argumentation logique comme le montre l’antithèse entre « se hasarder » et « lui prouve nettement ». Il dévoile le caractère inexact des propos d'Arrias et même leur caractère mensonger, avec la proposition subordonnée relative et la périphrase « qui ne sont pas vrais ».
Dans la phrase suivante la négation « ne se trouble point », montre l'attitude hautaine d'Arrias et est la preuve d'un excès de confiance. La métaphore « prend feu » et l'utilisation du terme « interrupteur » évoque son orgueil. Les deux points « : » et « dit-il » introduisent la réponse d'Arrias au discours direct, ce qui immerge le lecteur dans la scène et théâtralise cette dernière. Arrias commence par réfuter les dires de son contradicteur avec doublon verbal « je n'avance », « je ne raconte rien », combiné à la négation restrictive montre qu'il est sûr de lui (valeur d'insistance).
Il veut ensuite convaincre l'auditoire par son argument d'autorité, une preuve inattaquable « je l'ai appris de Sethon ». C'est un argument d'autorité car il évoque une personnalité officielle, avec une apposition qui rappelle son titre d'ambassadeur de France. Mais même quand il parle de l'ambassadeur, Arrias se met en avant « que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance ». Il insiste sur sa proximité avec le personnage en employant une accumulation « que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance ». Cette accumulation ainsi que les adverbes « familièrement » et « fort » qui insistent sur la familiarité avec l'ambassadeur soulignant son arrogance, ce qui nous amène vers la chute.
IV. La chute : Arrias est ridiculisé
Le narrateur reprend alors le récit. Cela constitue une pause, une mise en suspens qui fait attendre la chute avec l’utilisation du comparatif « avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée » qui souligne avec ironie qu’Arrias s'entraîne lui-même vers sa chute.
La chute prend la forme d'un coup de théâtre avec un nouveau discours direct. L'utilisation par Sethon de la troisième personne pour parler de lui-même accentue l'humiliation d'Arrias. On sent que le gentilhomme s'est contenu pendant un moment mais il n'en peut plus : La tournure emphatique « c'est ... à » met en valeur le nom Sethon, le personnage insiste sur son identité, avec le pronom personnel « lui-même » et à l’aide des deux propositions relatives, il rallonge la phrase et va au bout de l’humiliation.
Par l'humiliation finale d'Arrias, ce personnage qui pouvait avoir l'apparence d'un mondain expérimenté, La Bruyère propose un contre-modèle d'honnête homme. Il substitue finalement à ce personnage ridiculisé la figure de Sethon, mondaine mais plus positive, capable à la fois de patience mais aussi de trait d'esprit.
Conclusion
Dans son portrait d'Arrias, Jean de La Bruyère présente un contre-modèle d'honnête homme, mettant en évidence sa vanité, son mensonge et son arrogance. Arrias monopolise la conversation, ment sans vergogne et refuse d'admettre ses torts, se comportant ainsi en parfait antithèse de la vertu.
L'humiliation finale infligée par Sethon souligne l'absurdité de son attitude, confirmant qu'Arrias incarne tout ce qu'un honnête homme ne devrait pas être. Le moraliste, à travers cette critique de la société, se rapproche de La Rochefoucauld et de ses Maximes.