La Bruyère, Les Caractères - V, 9: Arrias

Analyse linéaire faite en devoir de classe, en première générale.

Dernière mise à jour : 27/01/2022 • Proposé par: rachelf (élève)

Texte étudié

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi; c'est un homme universel, et il se donne pour tel : Il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table d'un grand, d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. « je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : «C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade.»

La Bruyère, Les Caractères - V, 9

Les Caractères est une œuvre publiée en 1688. L'auteur est Jean de la Bruyère (né en 1645, mort en1696), dont c'est l'unique œuvre, à laquelle il a consacré toute sa vie. Le passage se situe dans le livre 5, dont le titre est "De la société et de la conversation". Il traite donc des relations humaines.

Le XVIIe siècle est celui du classicisme : de la mesure, de l'ordre, de l'idéal de l'honnête homme (mesuré, poli, savant et non pédant, social et indépendant, qui s'adapte). Louis XIV est le roi du divertissement et du luxe, du faste et de l'étiquette. Les courtisans cherchent à être vus par le roi.

Jean de la Bruyère s'installe à l'Hôtel de Condé en 1685, et est ainsi proche de Versailles qu'il décrit. C'est un moraliste, c'est-à-dire qu'il donne des leçons : construit figure idéale de l'honnête homme en critiquant sociétés et hommes caricaturaux de sociétés (surtout la cour), en traçant portraits satiriques vifs et critiques et scrutant ses contemporains.

Problématique

Comment derrière le portrait d'Arrias, anti-modèle de l'honnête homme, La Bruyère semble-t-il dissimuler une critique de sa société ?

Annonce du plan

Premier mouvement, Arrias, anti portrait de l'honnête homme (de l.1 « Arrias » à l.7 « éclater »)
Deuxième mouvement, Intervention d'une opposition : la morale (de l.7 « Quelqu'un » à l.15 « ambassade »)

I. Premier Mouvement: Arrias anti portrait de l'honnête homme

a) Description d'Arrias (lignes 1 à 3)

L1 « Arrias » est le premier mot prononcé, ce qui montre l'égocentrisme du personnage
« a »: est au présent de vérité générale, marque du stéréotype
« tout lu, tout vu »: répétition hyperbolique de « tout », le personnage est excessif et démesuré
« Homme universel »: hyperbole confondu avec Dieu, démesuré

L1-2 « homme universel », « se donne pour tel », « aime mieux mentir »: oxymore qui est la marque de l'homme caméléon qui change en fonction de son entourage. L'honnête homme lui au contraire s'adapte mais ne change pas. Ses paroles sont fausses. Il cherche l'attention, et se contredit lui-même.
L1-3 Dès la première phrase « persuader », « se donne pour tel », « mentir », « paraître »: on a le champ lexical du mensonge, qui démontre la fausseté du personnage, ainsi que le caractère théâtral de la société qui privilégie le paraître.

L2 « il aime mieux mentir que de se taire » : comparatif de supériorité, où il valorise le vice (« mentir ») au détriment de la vertu (« se taire »).

b) Portrait mis en action (lignes 3 à 7)

L3 « L'on », « un », « une »: les pronoms sont indéfinis, signifiant la non-importance des autres (égocentrisme d’Arrias)
L3 « L’on »: pronom de vérité générale, qui est la marque d'une situation générale typique
L3 « table d'un Grand »: reprise des satires d'Horace et Boileau, tradition satirique de repas ridicules connue au XVIIe siècle
L3 « cour du Nord »: éloigné des préoccupations françaises de l'époque sur un sujet de discussion pas important.
L3-6 « il prend la parole, et l'ôte », « il en rit le premier »: la grossièreté et manque de respect sont contraires aux règles de bienséance du XVIIe siècle. Le manque de politesse et de savoir vivre d'Arrias sont ainsi dénoncés.
L3-4 « il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent »: allitération « l » + « p » qui appuie le flot de parole, ainsi que le ton péremptoire d'Arrias qui monopolise autoritairement la parole, et qui transforme la conversation en monologue.

L4 « qui allaient dire »: les autres voulaient parler mais ne peuvent point. Il n'y a pas de discussions mais un monologue, un comportement impoli et mal vu au XVIIe siècle.
L4-7 « il s'oriente », « il en était », « il discourt », « il récite », « il les trouve », « il en rit »: répétition du « il » qui désigne Arrias, qui se met en avant avant les autres, et marque là encore son égocentrisme.

L5-6 « discourt », « récite », « historiettes » : champ lexical du théâtre; il se met en scène avec son récit.
L5-6 « cette », « ses » deux fois : par les déterminants démonstratifs et possessifs, il s'approprie le récit comme s'il racontait voyage personnel et précis, montrant l'étendue de son mensonge et de sa recherche d'attention.

L6 « historiettes »: diminutif familier qui désigne l'idée de récits de voyage et d'anecdotes donc de mensonges et de manque d'étiquette.
L6-7 « Il les trouves plaisantes », « il en rit le premier », « éclater »: en plus du vœux d'être l'acteur principal, il est son propre public. Il développe un amour pour lui-même et une attention qu'il se donne lui-même.

Résumé: Présentation d'Arrias comme un metteur en scène (centralisation sur lui-même), acteur principal (monopolisation de parole), ou encore spectateur (amour pour lui-même, rire) d'une pièce de théâtre (ses mensonges). Mais le vrai metteur en scène reste La Bruyère qui souligne défauts du caractère d'Arrias, anti-modèle de l'honnête homme qui va à l'encontre des idéaux classiques.

II. Deuxième mouvement: intervention d'une opposition, la morale

a) Le retournement de situation (lignes 7 à 12)

L7 « Quelqu'un »: pronom indéfini et donc désintérêt de l'autre personne.
L7-8 « contredire », « prouve », « nettement », vraies »: champ lexical de la vérité, qui s'oppose ainsi à l'illusion, et donc Arrias.

L9 « Prend feu »: métaphore de la colère et du tempérament d'Arras qui n'est dans cette situation pas calme et raisonné comme le serait un honnête homme.
L9 « l'interrupteur »: périphrase négative pour désigner l'autre personne. Il s'agit du point de vue d'Arrias qui méprise l'intervenant car il le contredit (et marque ainsi sa prétention).
L9-10 « je n’avance », « je ne raconte », « je ne sache rien »: le discours direct, la répétition de première personne « je » et la négation restrictive « ne » marquent une changement de narration, Arrias réplique et gagne en importance car désormais narrateur à la première personne. La négation appuie sur la mauvaise foi d'Arrias.
L9-12 « je ne sache », « je l'ai appris », « interroge », « circonstances » : on est dans le champ lexical de l'enquête, de la rigueur scientifique, qui donne l'illusion d'un discours de vérité, ce qui dépeint l'énormité du mensonge.
L9-12: il s'agit d'une longue phrase, destinée à persuader.

L10-11 « Sethon », « ambassadeur de France », « revenu à Paris »: apposition suivie de proposition principale, qui est une marque d'autorité et donne de la crédibilité à son récit. La mention d'un lieu précis donne aussi de la contenance à cette présentation.

L11-12 « [i]que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance.[/i ]» : enchaînement de trois propositions relatives, qui donne un effet cumulatif, une impression que les paroles d'Arrias sont plus importantes que celles de l'intervenant et que dans son interrogatoire Arrias est à la fois proche et supérieur à Sethon, ambassadeur de France

b) Le duel verbal (lignes 12-13)

L12-13 « Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencé »: avec le comparatif et le terme « narration », La Bruyère place ironiquement le domaine d’Arrias dans la fiction et non dans la vérité.

L13 « confiance »: vocabulaire de la manipulation, ici la manipulation d'Arrias qui croit presque à ses propres mensonges.

c) Le coup de théâtre ou la chute (Lignes 13 à 15

L13 « lorsque »: conjonction de subordination, marque d'un changement de situation.
L13 « lui dit »: rupture de l'imparfait au passé simple, là encore marque d'un retournement de situation, action soudaine et rapide.

L14 « Sethon »: On a ici la reprise du nom donné par Arrias, et donc la révélation de l'identité de l'intervenant qui était caché derrière les périphrases données auparavant (« interrupteur » pour Arrias), qui est en vrai Sethon lui-même.
L14-15 « Cest Sethon (...) son ambassade » : On a là encore la reprise des mots d’Arrias, ce qui est ironique et comique, (placere) et donne la leçon à Arrias (docere)

C'est la fin du portrait du fat, ridiculise jusqu'au bout. Son mensonge est désormais à découvert.