Francis Ponge, Le Parti pris des choses: Le pain

Lecture linéaire, niveau première. C'est une correction en prise de note, qui comprend donc les ajouts du professeur.

Dernière mise à jour : 21/01/2024 • Proposé par: beaucoupppp (élève)

Texte étudié

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

Francis Ponge, Le Parti pris des choses

Francis Ponge est un écrivain français du XXe siècle. Entre 36 et 39 il écrit les textes du Parti pris des choses, recueil de poème qu’il publie en 1942 et qui le rend célèbre. Il avait une immense admiration pour François Malherbe, un grand poète classique. Ponge n’est pas attiré par les grands débats conceptuels mais par le concret ; il écrit ses poèmes sur des choses du quotidien (huître, parapluie, cigarette, valise…).

Son écriture est innovante et surprenante : il part de l’objet pour aller vers les mots qui créent le poème ; pour lui le poème est un objet à part entière. On peut dire qu’il écrit en prose mais ne voulait pas que ce soit réduit à cela.

Présentation

Le passage à l’étude est issu du poème sur le pain.

Problématique

Comment la description du pain se fait-elle réflexion sur la création poétique ?

Plan

Le texte progresse selon quatre mouvements : le premier paragraphe, c’est un plan d’ensemble. Le deuxième c’est un gros plan sur la cuisson. Le troisième c’est un gros plan sur la mie. Le quatrième c’est la rupture et la conclusion.

Analyse linéaire

Les 4 paragraphes semblent être liés par des connecteurs : « d’abord », « ainsi donc », « mais » : il y a donc une progression. Le discours est descriptif

Paragraphe 1

Les mots « surface » et « panoramique » nous indiquent que le regard est porté sur l’extérieur du pain. On a l’impression d’être dans un début de documentaire avec « panoramique » qui annonce les « plans » de la ligne 6 : c’est le champ lexical du cinéma. On a un présent de description « est » : le discours devrait donc être objectif. Mais l’adjectif subjectif « merveilleux » qui dit l’admiration et l’expression « impression quasi » nous verse dans le subjectif, dans le point de vue interne.

Ponge jouait beaucoup avec les mots : par exemple pain vient de panem en latin, qui fait écho à panoramique. C’est amusant. « On » est un pronom indéfini au référent multiple : tout le monde voit ce pain. On s’éloigne de plus en plus : les Alpes, puis le Taurus en Turquie et enfin la cordillère des Andes en Amérique du Sud. Et les sommets sont de plus en plus élevé.

Ce qui passionne Ponge c’est l’écart entre la réalité de l’objet et les mots utilisés pour le désigner. C’est l’espace entre l’objectif et le subjectif.

Paragraphe 2

« Ainsi donc » est un connecteur logique. Il y a un clivage entre les hauteurs merveilleuses et la masse amorphe, c’est-à-dire entre la croûte et la mie. L’alternance des sons [é] et [s] sont une imitation des reliefs. Il y a une syllepse de sens sur « amorphe » : il y a le sens étymologique, en grec « sans forme » c’est objectif. Il y a le sens subjectif « mou ». La description est très dépréciative ; « en train d’éructer » est en antithèse avec le « stellaire » . L’allitération en [r] nous fait entendre l’éructation.

Ponge fait ici de l’humour puisque le vocabulaire qui était mélioratif est remplacé par un vocabulaire dépréciatif. Et on retrouve l’admiration avec « si nettement » (adverbe intensif « si »). On a l’idée de quelque chose de méticuleux « nettement articulé », « mince ». On repart dans la dépréciation avec l’hyperbate « sans un regard pour la mollesse sous-jacente » qui nous dit le mépris avec le « sans un regard ». La mollesse fait écho à la masse amorphe précédente et l’adjectif ignoble nous le dit aussi : c’est ce qui n’est pas noble. Le regard est ce que l’on voit mais également une ouverture vers les égouts : c’est un jeu de mot.

Paragraphe 3

On a ici deux alexandrins blancs qui rappellent Baudelaire. L’adjectif « lâche » fait écho à « amorphe » et on retrouve la syllepse de sens ; le sens objectif de « lâche » c’est quelque chose qui n’est pas tendu, le sens subjectif c’est une attitude abjecte. « Eponge » fait penser à son nom, c’est amusant.

Le mot tissu nous dit que ce poème parle du poème car texte vient du latin textu/texti, qui signifie l’étoffe, le tissu. On est donc ici dans le méta poétique, ce qui est corroboré par les alexandrins qui font penser à Baudelaire : il y a une mise en abyme du poème. Le pain est ici une métaphore du monde ; le pain qui se fait, c’est le poème qui s’écrit. Le poète, comme le boulanger, est un artisan ; il travaille les mots. Cette idée est corroborée par les mots ramenant à l’écriture : « feuilles » , « fleurs » qui font penser aux fleurs de rhétorique, « articulé », et même disposition qui vient de dispositio en latin, qui signifie le plan d’un discours.

La comparaison est très originale et nous ramène à la subjectivité. On remarque le présent qui peut être itératif voire de vérité générale. On est loin de la merveille du début du poème car on parle de pain rassit. Les fleurs qui se fanent, ça pourrait être les fleurs de rhétorique qu’il refuse. Il refuse la grandiloquence, pour lui il est temps de créer une poésie nouvelle. Ponge refuse l’anthropocentrisme traditionnel, et le lyrisme : son poème est donc argumentatif.

Paragraphe 4

L’adversatif « mais » et l’impératif nous disent de rompre le pain : c’est-à-dire cessons d’épiloguer. Le pain peut avoir une dimension sacralisée dite par l’ « objet de respect » : Ponge le désacralise en le présentant en « objet de consommation ».

On remarque un nouveau jeu de mot, ici sur l’homophonie entre la conjonction de coordination « mais » et la huche de pain qui du temps de Ponge appelée la maie.

Conclusion

Ponge a une démarche malicieuse, esthétique et ludique, il joue avec les mots. Pour lui le poète se fait artisan du vers, il est comparé à un boulanger. Ils créent leur monde. Ponge ne nous présente pas une inspiration poétique lyrique mais le travail poétique.

Il préfère les objets aux hommes et essaye de les faire exister à travers ses poèmes, avec précision et justesse. Il a écrit La Rage de l’expression et ce titre dit bien sa démarche, il veut vraiment trouver le bon mot. Il dit que sa démarche est plus scientifique que poétique.