Zola, Au Bonheur des Dames - chapitre IX

Correction collective faite en classe, d'un devoir sur table.

Dernière mise à jour : 02/01/2023 • Proposé par: helene (élève)

Texte étudié

- […]Pourquoi étalez-vous tant de marchandises ? C'est bien fait, si l'on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense.


Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés.

Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade, éclairaient de biais les vitrages des halls ; et, dans cette clarté d’un rouge d’incendie, montaient, pareilles à une vapeur d’or, les poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s’allumaient aux feux des ors prodigués. C’était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards.

Des glaces resplendissaient. L’exposition des ombrelles, aux rondeurs de bouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au-delà de coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants, grouillant d’une cohue blonde de soleil.

Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, les femmes régnaient. Elles avaient pris d’assaut les magasins, elles y campaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs, assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie de souveraines.

De grosses dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place, devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques, étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usant de la maison tant qu’elles pouvaient, jusqu’à en emporter la poussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse de rattraper ses dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfants au buffet ; maintenant, la clientèle s’y ruait dans une rage d’appétit, les mères elles-mêmes s’y gorgeaient de malaga ; on avait bu, depuis l’ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau de voyage, Mme Desforges s’était fait offrir des images à la caisse ; et elle partait en songeant au moyen de tenir Denise chez elle, où elle l’humilierait en présence de Mouret lui-même, pour voir leur figure et tirer d’eux une certitude.

Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdre dans la foule et à disparaître avec Mme Guibal, Mme de Boves, suivie de Blanche et de Vallagnosc, avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bien qu'elle n'eût rien acheté. C'était toujours cela, elle ne s'en irait pas les mains vides, elle se ferait une amie de la petite fille de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait le quarantième mille : quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol dans l'air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre de Paris, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames !

Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames, Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans la crise finale de la vente. Elle ne pouvait s'en détacher, lasse à mourir, retenue par des liens si forts, qu'elle revenait toujours sur ses pas, sans besoin, battant les rayons de sa curiosité inassouvie. C'était l'heure où la cohue, fouettée de réclames, achevait de se détraquer ; les soixante mille francs d'annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées sur les murs, les deux cent mille catalogues lancés dans la circulation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfs de femmes l'ébranlement de leur ivresse ; et elles restaient secouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes. Mme Marty s'attardait devant les tables de proposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruit d'or des caisses et le roulement des paquets tombant aux sous-sols ; elle traversait une fois de plus le rez-de-chaussée, le blanc, la soie, la ganterie, les lainages; puis, elle remontait, s'abandonnait à la vibration métallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournait aux confections, à la lingerie, aux dentelles, poussait jusqu'au second étage, dans les hauteurs de la literie et des meubles, et, partout, les commis, Hutin et Favier, Mignot et Liénard, Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes, donnaient un coup de force, arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes. Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi peu à peu, comme la griserie même qui se dégageait des étoffes remuées. La foule flambait sous l'incendie du soleil de cinq heures.

Maintenant, Mme Marty avait la face animée et nerveuse d'une enfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraîche du froid de la rue, elle s'était lentement brûlé la vue et le teint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont le galop continu irritait sa passion. Lorsqu'elle partit enfin, après avoir dit qu'elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre de sa facture, elle avait les traits tirés, les yeux élargis d'une malade. Il lui fallut se battre pour se dégager de l'écrasement obstiné de la porte ; on s'y tuait, au milieu du massacre des soldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut retrouvé sa fille qu'elle avait perdue, elle frissonna à l'air vif, elle demeura effarée, dans le détraquement de cette névrose des grands bazars.

Zola, Au Bonheur des Dames - chapitre IX

Zola s’est intéressé aux mutations de son époque, et dans Au Bonheur des Dames, il a entrepris de faire « le poème de l’activité moderne », et de se concentrer sur les nouveaux grands magasins qui viennent détrôner les anciennes boutiques.

Dans le chapitre IX, Zola nous présente la grande vente qui suit les travaux magistraux réalisés grâce au baron Hartmann et qui permettent à Mouret de posséder le pâté de maison et de réaménager l’espace intérieur. C’est entre 4h et 5h que la vente bat son plein, et que les inventions de Mouret finissent par séduire complètement les clientes. Dans quelle mesure Zola démontre-il la puissance de cette nouvelle forme de magasin ? Nous analyserons dans un premier temps la philosophie commerciale de Mouret, puis nous étudierons le magasin comme étant un lieu infernal.

I. Une stratégie commerciale ingénieuse et novatrice

Zola présente la philosophie de vente du directeur du Bonheur des Dames. Zola qualifie Mouret d’homme ingénieux et novateur : « toutes les inventions de Mouret ». Son génie s’exprime dans trois domaines : la campagne publicitaire, la baisse des prix et l'attrait des clientes.

Tout d’abord, sa campagne publicitaire est organisée autour de trois axes : « d'annonces payés aux journaux », affiches placardées et catalogues. Non seulement il quadrille la ville par les moyens publicitaires possibles mais il inonde la capitale, comme le montre l’accumulation de sommes hyperboliques « soixante mille francs », « les dix mille affiches », « deux cent mille catalogues » : ces chiffres astronomiques révèlent sa perception de la publicité en amont de la vente : il a compris quelle est l’apport de la publicité pour la réussite de la vente. Et l’apothéose de sa réussite est exprimée par les lancers de ballon : « quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol dans l'air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre de Paris, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames ! » De plus l’organisation des comptoirs montre l’agencement du magasin. Elle est pensée de manière à obliger les clientes à déambuler dans tout le bâtiment.

De plus, la baisse des prix, les solde et les rendus constituent une stratégie commerciale qui encourage la consommation. Cette dernière prend tout son sens dans la phrase « C'était l'heure où la cohue, fouettée de réclames » : les clientes ne veulent pas perdre une bonne occasion, elles achètent donc un article sans en avoir besoin. Mouret multiplie les stratégies pour faire connaître le magasin. La réussite de la réclame permet de rentabiliser l’investissement financier qu’il représente : « les 60 000 francs d’annonces payés aux journaux ». Zola attire l’attention du lecteur sur les différents dispositifs que Mouret met en place pour attirer les clientes et diminuent leur résistance face aux dépenses : « elles restaient secouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes ». Mouret a le courage de prendre de grands risques et d’innover, il en résultat un engouement, une frénésie de la part des clientes. Il crée des besoins et produit des comportements compulsifs.

Nous pouvons aussi insister sur le choix que Zola fait de décrire le Bonheur des Dames à l’heure de la fermeture, le moment de tous les excès. Zola marque ainsi dans cet extrait la progression de la journée jusqu’à ce moment d’acmé : « dernier mot », « note aiguë », « fièvre croissante », « dernière fois », « heure dernière » : « c’était l’heure où la cohue achevait de se détraquer ». Il nous montre un phénomène de perte de contrôle savamment organisé par Mouret. Il met ainsi en valeur tous les excès auquel se livrent les clientes : excès dans la consommation du buffet : « se ruaient », « se gorgeaient », « 80 litres de sirop » « 70 bouteilles de vin », « 40 000 ballons ». C’est en accumulant les chiffres qu’il met en lumière l’énormité de la machine qu’est devenu le magasin. Il se joue même une violence entre certaines clientes qui font des caprices, comme Mme de Bôves qui veut un ballon et Mme Desforges qui veut des affiches et qui pense à humilier Denise. A la fin, il faut se battre pour sortir, et Zola évoque le « massacre » des soldes.

II. Un lieu de corruption et de tentation

« Au Bonheur des Dames » est un lieu de corruption et de tentation. C’est tout d’abord un lieu infernal. Ce magasin se présente comme un labyrinthe dont elles n’arrivent pas à sortir. Mme Marty, par exemple passe de rayon en rayon sans réussir à sortir : « elle traversait une fois de plus… » et la succession des verbes à l’imparfait « retombait », « retournait » », « poussait » marque bien le côté itératif de son parcours. Zola présente en fait ce lieu comme un enfer par le biais d’une métaphore filée qui début dès le début du passage, comme on peut le voir avec la présence de la couleur « rouge » et l’omniprésence du champ lexical du feu : « incendie » (x2), « flamme », « feu », « braise », « brûlait ». Par ailleurs, Zola mentionne que l’atmosphère est surchauffée, mais aussi que le lieu est entouré de « coulée d’ombre ».

C’est ensuite un lieu de tentation et un piège pour les femmes. Le champ lexical de la brillance : « miroitaient », « s’allumaient », « brûlaient », « diaprés », « resplendissaient »…Le magasin est un lieu où s’expose le luxe de manière à tenter toutes les femmes. Les étalages rivalisent d’imagination pour mettre en valeur les marchandises : « palais de gants et de cravates ». Zola use à de nombreuses reprises des accumulations pour faire ressortir cette abondance de luxe. Et il n’est pas anodin que l’adultère s’épanouisse « Au Bonheur des dames », comme on peut le voir avec la rencontre de M. de Bôves et de Mme Guibal. Cet enfer tentateur déteint sur les femmes, et Mme Marty ressort de ce lieu comme si elle « s’était brûlé la vue et le teint », tandis qu’au contraire, grâce à ses clientes qui promènent leurs ballons rouges, le magasin atteint « le ciel ».

Enfin les clientes sont des victimes volontaires. La première phrase de Vallagnosc donne un éclairage particulier à cette scène : « On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense ». Phrase méprisantes pour les femmes mais qui évoque des problématiques évoquées à l’époque : les femmes n’étant pas suffisamment éduquées alors, elles ne parvenaient pas toujours à résister aux sirènes du marketing naissant. Le paradoxe de la victime-reine savamment orchestré par Mouret : les femmes sont reines chez lui, mais en fait elles sont complètement dominées par leur folie d’achats. Elles ne parviennent pas à résister à toutes les « inventions » de Mouret. Zola use, pour évoquer leur rapport au magasin de termes métaphoriques évoquant d’un lien impossible à défaire : « ne pouvant s’en détacher », « retenue par des liens si forts ». Par ailleurs, certains termes signalent une annihilation de leur volonté : « lasse », « s’abandonnait ». La métaphore qui montre cette incapacité à se contrôler est double : Mme Marty est assimilée à un « enfant » « ivre » : ces deux termes renvoient à l’absence de contrôle et de raison.

III. Un lieu malsain

Ce magasin est un lieu malsain. il s’y développe la maladie de la consommation. Pour rendre compte de la frénésie qui saisit les femmes dans le magasin, Zola fait référence à des termes médicaux : « fièvre », « crise », « nerfs », « névrose ». Il décrit Mme Marty comme si elle souffrait d’une maladie : « traits tirés », « yeux élargis d’une malade ». Cette folie de tissus et de vêtements apparaît comme quelque chose de malsain. Il y a l'idée d’un déséquilibre dans les termes « détraquement » et « détraquées » ainsi que dans l’évocation d’une « passion ». C’est en profitant de cela que les vendeurs parviennent à faire acheter plus aux femmes. La force de ce lieu est de faire perdre aux femmes leurs repères, ce que l’on retrouve à la fin du passage, avec l’effet de chute qui provient du retour à l’extérieur, au frais, loin de la chaleur du magasin, de Mme Marty « terrifiée » par la facture et « effarée » après ces moments passés dans le grand magasin. Zola montre que les clientes reines se métamorphosent en femme malades, avec la description du processus de l’achat compulsif. Les clientes sont décrites comme toutes-puissantes par Zola par le biais d’une métaphore filée qui les associe à un peuple conquérant qui aurait envahi le magasin : « les femmes régnaient », « souveraines ». Il utilise ainsi des termes qui évoquent les combats : « horde envahissante », « pays conquis », « campaient », « pris d’assaut », « tyrannie ». En cela, on retrouve bien l’idée affirmée à plusieurs reprises par Mouret, que les femmes sont chez elles au bonheur des dames.

De plus, face à ces clientes toutes puissantes, les vendeurs sont déshumanisés : ceux qui sont les véritables victimes de cette tyrannie des clientes, ce sont les commis qui doivent subir tous leurs désirs, et se voient ainsi réifiés : « assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses ». Les femmes sont dépossédées d’elles-mêmes : elles dépensent beaucoup d’argent. Mais le plus étonnant est leur métamorphose: « les minces tenaient de la place », « sans politesse », etc. Dans l’ivresse de la dépense, les femmes finissent par être dépossédées d’elles-mêmes, et perdre leurs usages et leur éducation. C’est un lieu presque inquiétant, où les bas instincts ont leur place. Enfin, Zola individualise plusieurs clientes afin de mettre en scène les différents profils d’acheteuse qui toutes se métamorphosent. Le Bonheur des dames comble les femmes en leur donnant l’impression qu’elles sont chez elles et en leur proposant des affaires, mais, en fait, Zola nous le montre comme un lieu véritablement dangereux.

Conclusion

Zola est favorable au nouveau commerce, mais il montre aussi les ravages qu’il peut faire chez certaines personnes qui ne parviennent pas à résister aux sirènes des réclames et des bonnes affaires, d’où la comparaison avec un enfer.