Maupassant, Bel-Ami - Incipit (2)

Commentaire composé, rédigé en devoir sur table.

Dernière mise à jour : 19/06/2022 • Proposé par: Marie.papillon (élève)

Texte étudié

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.

Comme il portait beau par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier.

Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours d'une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.

Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.

Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier quelqu'un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.

Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

Maupassant, Bel-Ami - Incipit (2)

Bel ami, est un des romans les plus connus de Maupassant. Ce roman est publié en 1885, sous forme de feuilleton, avant d’être édité en volume. Il retrace l’ascension sociale du protagoniste tout en y joignant une description sociale de la société au 19e siècle. Le roman a été ainsi écrit un siècle après la Révolution française, qui a changé la vision des artistes, aussi bien peintre qu’écrivain ou musicien. Ce changement a permis de créer un nouveau courant littéraire au 19e siècle, le réalisme, dans lequel s'inscrit ce roman.

Dès le début de l’incipit, nous sommes orientés à l’aide d’éléments du récit sur des problématiques du récit futur qui avec du recul amènent à se poser la question : en quoi l’incipit de Bel-Ami est-il annonciateur du reste du roman ? Tout au long de l’extrait se trouvent ainsi les prémisses de différents fils conducteurs. Tout d’abord, nous verrons comment l’incipit anticipe sur les thèmes principaux du roman. En plus d’avoir une fonction d’anticipation, il a également la fonction de préparer le lecteur au caractère réaliste du roman. Enfin, il introduit également une première description de son protagoniste principal, Georges Duroy.

I. L'anticipation du passage sur les thèmes du roman

Tout d’abord au travers de cet incipit, nous retrouvons les préoccupations et les problématiques clés du roman à travers notamment l’évocation de l’argent, notion primordiale du récit. L’importance de l’argent dans cet incipit, est tout d’abord dû à l’omniprésence de son champ lexical. Des termes (« monnaie », « pièce de cent sous » « trois francs » « soixante francs » « dépense » …) qui sont annoncés dès le début et dévoilent l’essentialité du domaine monétaire. Ensuite le déterminant numéral et les indications chiffrées « trois francs », « deux bocks » nous dévoilent sous quel axe l’argent va être étudié. Nous connaissons l’importance de l’argent, mais ces termes nous apportent le sentiment que l’argent va être perçu comme une problématique. Enfin, le titre sur l’apparence de Georges : « habillé d’un complet de soixante francs », nous indique que si l’argent est un perçu comme un souci, c’est que le protagoniste insiste dessus, car il lui accorde énormément d’importance et notamment par rapport à la suite du roman.

Dès l’incipit, on retrouve un élément crucial et même majeur du récit avec la séduction, notamment autour des rôles féminins. Dès le début, nous avons un regard sur les femmes très orienté sur une vision précise, précisément avec la gradation « maîtresse de musique » . Cette gradation pointe le regard du protagoniste envers les femmes qui est mis en relation avec leur milieu social. À travers cela, le protagoniste établit une corrélation entre le désir de séduction, et le désir de s’enrichir. La comparaison avec le nom « épervier » représente évidemment l’image du protagoniste en tant qu’oiseau, rapace qui sont des prédateurs, et signifie par le biais de cette comparaison, qu’il chasse les femmes en tant que séducteur ou conquérant. Enfin, tout au long de la description du personnage, il y a un effet d’insistance sur une zone particulière du visage : la zone buccale, avec les expressions « qui semblait mousser sur ses lèvres » « frisa sa moustache ». S'il y a un effet d’insistance sur sa bouche et ses lèvres, c’est pour développer le trait d'attraction de Georges et accentuer sur son pouvoir de séduction irrésistible.

Enfin l’incipit nous présente des caractéristiques de l’arrivisme, de l’ambition de Duroy qui, mêlé à l’argent et aux femmes, représente les caractéristiques principales du récit. Cet arrivisme, est très vite reconnu grâce notamment à l’expression « avançait brutalement » démontre une détermination sans faille qui peut nuire aux autres. Les termes « heurtant les épaules, poussant les gens » démontrent qu’en plus de sa détermination, le protagoniste serait prêt, pour réaliser ses désirs les plus profonds, à écraser les autres sur son passage, à les blesser . Avec le champ lexical militaire « sous-officier militaire » , « hussards », « uniforme », il parait imposant face aux autres et le terme « la poitrine bombée » montre une grande confiance en soi que rien ne pourra détruire, ce qui peut être un élément de déstabilisation pour les autres. Enfin cette démarche imposante est caractérisée avec l’expression « il avait toujours l’air de défier quelqu’un », car elle parait voulue et revendiquée par le protagoniste. Cette détermination caractérise la volonté de ne s’arrêter devant rien: il veut toujours avoir le mieux possible et même conquérir le monde.

II. Le réalisme, présent dès le départ

Au sein de l’incipit, nous retrouvons de nombreuses caractéristiques annonciatrices du courant dont fait partie Bel-Ami : le réalisme. Tout d’abord une des caractéristiques du roman réaliste qui se retrouve d’ailleurs dans l’incipit, est l’omniprésence des décors tout au long de l’extrait. Tout d’abord se trouve une indication de lieu « restaurant » ou encore « gargote » ce qui apporte un élément sur la situation physique du personnage, son environnement et apporte du réalisme au récit, car le lecteur commence à essayer d’avoir une visualisation à l’aide d’éléments connus, du quotidien. Mais la construction du cadre spatial s’établit encore plus avec une description très précise d’une rue « rue notre dame de Lorette » . Cela nous donne l’information à travers la rue précise, qu’il s’agit d’une rue parisienne, ce qui caractérise encore plus le récit en tant que réaliste, puisque l’auteur utilise une réelle rue parisienne, ce qui contribue à ajouter une idée d’accessibilité, loin du fantastique. Enfin l’idée d’un décor citadin se certifie avec l’omniprésence du champ lexical de la ville « rue », « trottoir » ce qui apporte encore plus une précision de l’environnement et permet de développer la visualisation réelle du lieu.

Dans un roman réaliste, se trouvent certes des éléments appartenant au cadre spatial, mais la notion de cadre temporel est primordiale sous forme de contexte historique pour situer les évènements. Dès le début de l’incipit, se trouve une date « 28 juin » . Cette temporalité, très précise, apporte un effet de réel en situant l’évènement ce qui apporte d’autres informations comme par exemple le temps, mais surtout permet au lecteur d’avoir une notion temporelle entre plusieurs évènements. De plus, l’utilisation de termes comme « hussards », « bocks » nous renvoie à une époque antérieure. En effet l’utilisation de ces mots anciens apporte des précisions sur l’époque du récit et donc le rend de plus en plus réel. Enfin l’importance des éléments temporels d’un ouvrage réaliste, se retrouve aussi dans cet incipit. L’utilisation de la subordonnée temporelle « quand » placé dès le début, en tant que premier mot, apporte un effet d’insistance, une certaine importance. Le procédé In medias res utilisé ici place directement le lecteur dans le cours des événements sans relater immédiatement les éléments qui précèdent.

Enfin l’omniprésence des descriptions de diverses natures dans le roman réaliste se caractérise par les descriptions spatio-temporelles, mais aussi la présentation du personnage. Tout d’abord, un élément essentiel du roman est le milieu social, car le protagoniste lui accorde une grande importance. Dans l’incipit on présente Duroy avec le champ lexical de l’armée « hussard », « sous-officier », « uniforme » ce qui dès le commencement apporte au lecteur des réponses sur le milieu social de ce dernier. La présentation de Duroy occupe une place importante de l’incipit, car il est décrit « grand », « blond », « châtain », « cheveux frisés », « moustache retroussée » avec énormément de précisions ce qui pour effet d’attirer l’attention du lecteur sur lui et de le placer au centre de l’extrait. Enfin dès l’incipit on connaît énormément d’éléments sur le personnage, car en plus d’une précise description physique, le protagoniste est nommé et ceux dès la première ligne « Georges Duroy ».

III. Georges Duroy, un personnage au cœur de l'intrigue

Cet incipit a une caractéristique très explicite qui est d’insister sur la description du personnage, Georges Duroy, et notamment sur le plan physique, qui on le sait joue de cela pour arriver à ses fins. Tout d’abord, le personnage est décrit avec des adjectifs qui le mettent en valeur « beau par nature » ce qui démontre qu’il n’a pas besoin d’artifices pour attirer l’attention, qui d’ailleurs seraient difficiles à se procurer compte tenu de son milieu social. L’auteur insiste à travers sa description physique sur son milieu social « d’un complet de soixante francs » le personnage n’est pas habillé avec un costume riche, mais « il gardait une certaine élégance », car comme le spécifie ce passage, contrairement aux autres personnages ce ne sont pas les habits qui le subliment, mais c’est lui qui sublime les habits. Toute une description précise est présente et représente ses différents traits comme « blond », « moustache retroussée », « yeux bleus clairs ». Il est décrit uniquement à son avantage, comme une beauté idéale, en mettant en avant ses atouts qui vont lui être très utiles.

Au-delà de l’omniprésence de la description physique, l’auteur dès l’incipit, fait le choix dévoiler beaucoup d’éléments concernant le protagoniste, dont en partie, son caractère assez particulier. Tout d’abord, le personnage est présenté « il lui resterait en se contenant des déjeuners un franc vingt-cinq ce qui représentait deux collations au pain plus deux bocks » . Le trait de caractère, mis en évidence ici, est le côté calculateur. Duroy, avant d’agir, réfléchit et pense aux évènements futurs. Il anticipe afin de prévoir et de contrôler la situation. Après de son passé militaire, le personnage, continue à garder une attitude militaire « poitrine bombée », « jambes un peu entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval » pour se donner un air autoritaire et sûr de lui et qu’il soit imposant auprès des autres. Il se soucie énormément du regard que les autres portent sur lui. Il veut justement avec par exemple avec « heurtant les épaules, poussant les gens » pouvoir être le plus parfait possible et le plus confiant possible pour que les gens soient subjugués par lui et sa confiance débordante.

Enfin, une des caractéristiques marquantes du portrait du protagoniste, est sa mobilité. Tout d’abord, tout au long de la description du personnage, on retrouve un champ lexical du mouvement « sortit », « cambra », « descendre la rue », « marchait », « heurtant », « poussant » . En effet, tout au long de la fresque représentant Georges Duroy, la multitude de verbes de mouvement et leurs omniprésences, dévoile l’importance qu’ils ont dans son portrait. De plus nous remarquons avec le verbe « cambra la taille », qu’il a une sorte de nécessité à être en mouvement même lorsqu’il est immobile. Cette nécessité d’être imposant peut se traduire par ce besoin d’être vu et remarqué. Enfin avec les expressions suivantes « heurtant les épaules, poussant les gens » on caractérise son besoin de toujours évoluer, être en mouvement, et ce quitte à faire du mal aux autres.

Conclusion

Pour conclure, cet incipit est bien annonciateur du reste du roman, puisqu’on y retrouve déjà l’évocation des thèmes principaux qui vont guider le récit tels que l’argent, la séduction, notamment avec les femmes, et enfin l’arrivisme caractéristique de Georges Duroy. On perçoit aussi à travers cet incipit, les caractéristiques du réalisme avec le développement de thèmes omniprésents tels que les décors, le contexte historique et la présentation du personnage. Et enfin rien qu’avec cet incipit nous avons déjà pu, grâce à de nombreuses descriptions, commencer à cerner le protagoniste aussi bien au niveau physique, psychologique, qu'au niveau de ses attitudes.

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