Victor Hugo, Les Contemplations - I, XXI: "Elle était déchaussée"

Commentaire composé en trois parties.

Dernière mise à jour : 07/12/2021 • Proposé par: viktor (élève)

Texte étudié

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive ...
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans les yeux, et riant au travers.

Victor Hugo, Les Contemplations - I, XXI

Situation du passage

Chef de file de l'école romantique, Victor Hugo a rythmé de ses créations poétiques le XIXe siècle. Les Odes et Ballades, Les Feuilles d'automne, Les Orientales sont des recueils romantiques de jeunesse. Après le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, Victor Hugo entre dans l'opposition et s'exile. Les Châtiments sont le grand recueil poétique d'opposition politique. Les Contemplations ont un statut différent, plus privé. Œuvre à la rédaction longue, elle se divise en deux parties : « Autrefois » et « Aujourd'hui ». La mort de Léopoldine, fille de Victor Hugo, trace la frontière entre ces deux mondes. Dans la première partie,« Autrefois», des poèmes chantent la joie de vivre, l'amour et la nature.

Axes de lecture

Ce poème de couture très romantique par ses thèmes comme par sa forme décrit le bonheur de la rencontre amoureuse. Dans un premier axe, nous nous attarderons sur le lyrisme des sentiments et de l'amour. Le deuxième axe montrera l'accord de cette scène avec la nature environnante ; enfin nous étudierons, dans un troisième temps, la forme non conformiste de ce poème, très proche de la chanson.

I. L'invitation lyrique à l'amour

Le romantisme prône de privilégier l'expression des sentiments et des sensations. Ce poème décrit de manière très sensuelle le plaisir de la rencontre amoureuse dans un univers non codé, loin des contraintes de la société. Nous étudierons d'abord les deux personnages en présence, puis nous montrerons que l'échange est d'abord visuel avant d'insister sur l'invitation très épicurienne à l'amour.

a) Du masculin et du féminin

Le thème du texte est la rencontre entre deux personnages, un « elle » qui représente la féminité et un « je » qui est le poète.

Le personnage féminin est assez mystérieux. Il n'est pas nommé, simplement désigné par le pronom personnel, « elle ». « Elle » est à peine décrite. Deux traits la caractérisent : la beauté (« elle » rime d'ailleurs avec « belle ») et la nudité (déchaussée, les pieds nus). Le poème insiste sur ses pieds nus qui permettent d'érotiser la scène.

Le personnage masculin est d'abord évoqué par le pronom personnel tonique de la première personne, « moi ». II s'agit du poète. II est, comme souvent dans les poèmes de Hugo, un passant, un promeneur. Il est surtout celui qui maîtrise le regard et la parole. Il va être le seul à parler dans le texte.

Les rôles sont nettement délimités : la beauté est féminine, la parole masculine.

b) L'échange des regards

L'échange des regards est toujours essentiel dans la scène de rencontre. On constate que ici le regard est réciproque : « je crus voir une fée », « elle me regarda », « elle me regarda pour la seconde fois », « je vis venir ». L'insistance sur le regard comme vecteur de la rencontre passe par la répétition du verbe « regarder » et le polyptote sur le verbe« voir» (v. 3; v. 14). La même allitération en -v- unit le verbe« voir » (regard), le verbe « vouloir» (désir) et le verbe « venir» (accord) et montre la rapidité de la séduction amoureuse.

c) La scène d'amour

La rencontre entraîne l'invitation : « Veux-tu t'en venir dans les champs ? » Cette invitation ambiguë est éclairée par la périphrase (« le mois où l'on aime »), l'allusion (« les arbres profonds ») et le tutoiement amoureux (v. 4 ; v. 7 ; v. 8). Le verbe « triompher» au vers 6 ne laisse aucun doute sur l'issue de la scène.

Le jeu sur les pronoms éclaire le scénario du poème. Dans la première et la deuxième strophe, le « je » et le « elle » se répartissent équitablement les vers, deux vers pour« je », deux vers pour« elle ». La troisième strophe, qui est un moment de pause et de réflexion féminine, consacre trois vers à la jeune fille qui est sujet. Dans la dernière strophe, le poète est sujet des verbes et la jeune fille est devenue objet de la séduction et du regard. Le jeu sur les pronoms met en scène la réciprocité du sentiment amoureux qui passe par l'hymne à la nature.

II. L'hymne à la nature

Le poète romantique aime à célébrer le cosmos et à se faire le traducteur des choses muettes. Ici, la nature est témoin et complice de la scène amoureuse. La nature finit par se transformer dans sa communion avec le couple en une sorte de jardin d'Éden mythologique.

a) Une scène bucolique

Il s'agit d'une scène printanière, riante et gaie. Les romantiques avaient préconisé de simplifier la langue poétique et les métaphores : le lexique utilisé ici est élémentaire, voire répétitif (« veux-tu », « regarder »). La syntaxe n'est pas complexe. Seul le champ lexical de la nature est présent : joncs, champs, arbres, oiseaux, bois, eau, rivage. Toute autre trace d'humanité a disparu, faisant de ce couple un couple édénique. En revanche, on assiste à une présentation anthropomorphique, à une personnification de la nature : « Comme l'eau caressait doucement le rivage ! » Cette représentation permet de montrer l'accord entre cette scène et la nature.

b) L'accord entre la scène et la nature

On remarque un parfait accord entre cette jeune fille et la nature qui l'environne. La femme semble sortir de l'eau. C'est une sorte de sirène, une naïade. Tout est naturel en elle : pieds nus, cheveux décoiffés, sauvage...

Comme le poète, la nature semble appeler à l'amour : les oiseaux chantent et l'eau caresse (c'est la seule métaphore du texte) le rivage. Cette scène si naturelle paraît presque surnaturelle. Cette rencontre est située hors du temps et de l'espace. Il s'agit du rêve d'une scène d'amour sans protocole qui évoque une époque sans société et sans règles.

Cette scène relève de la scène primitive, les jeux amoureux dans le jardin d'Éden. La notion d'amour sans péché est présente dans l'isotopie du rêve et du bonheur. Le rythme du poème évoque celui de la chanson.

III. La chanson

Il s'agit d'une scène gaie où le rythme suit le sens. Loin de la rigidité classique, le poème fait preuve de liberté dans la métrique. Les répétitions relèvent du refrain dans la chanson. Les effets d'échos sonores donnent un rythme inattendu à ce poème.

a) La liberté du poème

Ce poème formé de quatre quatrains d'alexandrins ne correspond pas à une forme fixe. L'alexandrin n'est pas classiquement coupé par une césure à la sixième syllabe. Le rythme 6-6 est présent aux moments de plénitude, d'harmonie (v. 1 ; v. 3; v. 5; v. 9; v. 14-16) mais Hugo s'autorise des bouleversements aux moments de suspense. Le vers est coupé en 4-8 (v. 4 et 7) ou en 1-7 (v. 12). Enfin, l'enjambement, innovation romantique, intervient pour mimer le mouvement de la femme qui avance vers le poète au vers 14.

b) Répétitions et incantations

Comme dans la chanson, plus libre que le poème, les phénomènes de répétition sont nombreux et recherchés. Le poème commence comme les comptines par un effet de paronomase (déchaussée-décoiffée). En anaphore, on trouve la répétition de l'invitation « veux-tu », de l'expression « elle me regarda » et du pronom personnel « elle ». Au cours du poème sont réemployés à plusieurs reprises les termes « belle», « comme». Tous ces phénomènes de redondance renvoient soit à l'incantation religieuse des psaumes, soit au retour du refrain dans la chanson populaire.

c) Effets d'écho

Ces répétitions sont renforcées par des phénomènes d'assonance (en é et en a) et d'allitérations (en v). Des rimes à l'hémistiche viennent encore affaiblir la rime essentielle dans le poème classique (v. 1). Le premier hémistiche du vers 1 rime avec les hémistiches des vers 6 et 13. Le premier hémistiche du vers 2 rime avec l'hémistiche des vers 4, 7... Une mélopée seconde s'installe.

Conclusion

Ce texte illustre certaines règles romantiques : expression des sentiments et des sensations, expression du cosmos. Il met en pratique la simplification de la poésie et du vers prônée par les romantiques. Mais, en même temps, il échappe par sa fluidité et sa légèreté, par son érotisme personnel, au mouvement qu'il illustre.