Rabelais, Gargantua - Chapitre 23: L'éducation humaniste

Fiche en deux parties.

Dernière mise à jour : 04/10/2021 • Proposé par: freecorp (élève)

Texte étudié

S'éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu'on le frottait, lui était lue quelque pagine de la divine Ecriture hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché ; nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s'adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux. Puis allait aux lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu'avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Considéraient l'état du ciel, si tel était comme l'avaient noté au soir précédent, et quelques signes entrait le suleil, aussi la lune, pour icelle journée. Ce fait était habillé peigné, testonné, accoutré et parfumé,durant lequel temps, on lui répétait les leçons du jour d'avant. Lui-même les disait par coeur et y fondait quelques cas pratiques et concernant l'état humain, lesquels ils étendaient aucune foi jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu'il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était fait lecture. Ce fait, issaient hors, toujours conférant des propos de la lecture, et se déportaient en Bracque ou ès prés.et jouaient à la balle. à la paume. à la pile trigone, galantement s'exercant les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n'était qu'en liberté, car ils laissaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi les corps ou étaient autrement la. Adonc étaient très bien essuyés et frottés, changaient de chemise,et, doucement se promenant, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendant, récitaient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon. Cependant Monsieur l'Appétit venait, et par bonne opportunité s'asseyaient à table. Au commencement du repas était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu'il eût pris son vin. Lors, si bon semblait.on continuait la lecture, ou commencaient à deviser joyeusement ensemble,parlant,pour les premiers mois, de la vertu propriété, efficace et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l'eau,du sel, des viandes, poissons,fruits,herbes,racines,et de l'apprêt d'icelles.Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétents en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pullux, Galien, Porphyre, Oppian, Pulybe, Hélodore, Aristoteles, Elien et autres. Iceux propos tenus, faisant souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entiérement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n'était que médecin qui en sût à la moitié tant comme il faisait. Après devisaient des leçons lues au matin et parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat .s'écurait les dents avec un trou de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraiche et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine. Ce fait, on apportait des cartes,non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles lesquelles toutes isulaient d'arithmétique. En ce moyen entra en affection d'icelle science numérale,et,tous les jours après dîner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu'il soulait ès dés ou ès cartes. A tant sut d'icelle et théorique et pratique si bien que Tunsial, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n'y entendait que le haut allemand.
Et non seulement d'icelle,mais des autres sciences mathématiques comme géométrie astronomie et musique; car, attendant la concoction et digestion de son past, il faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques,et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s'ébaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème à plaisir de gorge.

Rabelais, Gargantua - Chapitre 23

Ce texte est issu de Gargantua (chapitre 23). Ce texte contraste avec l’éducation peu exemplaire menée par des sophistes cultivant l’absurdité et la répétition comme principales vertus pédagogiques présentée dans « l’éducation selon les régents antiques ».

Au contraire ce texte se place dans la dynamique de la Renaissance avec la redécouverte des textes antiques, la renaissance des arts et des sciences, et l'ambition d'apprendre beaucoup mais aussi apprendre bien (cf. Montaigne).

I. Une éducation innovante

L’éducation est le thème principal du texte. Elle est donnée par Ponocrates , nouveau maître de Gargantua qui succède aux sophistes. Son nom signifie « dur à la tâche » en grec, et est évocateur de l’enseignement pratiqué par celui-ci.

a) Un apprentissage complet, riche et omniprésent

L'apprentissage est pluridisciplinaire, et concerne la musique (l. 37-38), les sciences : « géométrie », « science numérale », la lecture : « livres » - « lecture », la réflexion sur les écrits (« confèrent des propos de la lecture »), et enfin la récitation.

La somme de connaissance est importante : l.22-23 : « n’était médecin qui en sût à la moitié tant comme il le faisait ». Il y a également deux occurrences du nombre « mille » dans « apprendre mille petites gentillesses », « faisaient mille joyeux instruments », ce qui représente un savoir immense.

L’apprentissage est présent à tout moment de la journée : impression donnée par des indications de temps et de durée tout au long du texte.
- dès le réveil : « jusqu’à deux ou trois heures »
- toute la matinée « puis par trois bonnes heures »
- « toujours conférant »
- repas : « on continuait la lecture »

b) Des méthodes éducatives innovantes et performantes

Apprentissage basé sur la répétition et la mémorisation intelligent, contrairement au Moyen-Age. Les leçons sont répétées d’un jour sur l’autre pour en assurer l’assimilation (« du jour d’avant », « les leçons lues au matin »). On essaie d’intégrer le savoir (« quelques sentences retenues de la leçon »).

Développement de la dualité théorique / pratique :
- pratique : « quelques cas pratiques », utilisation des éléments du repas, des jeux et des cartes.
- théorique : « par cœur » - « arithmétique »
L’aspect « théorique » est juxtaposé à la « pratique ».

Un apprentissage agréable : l’apprentissage est associé à des termes laudatifs : « deviser joyeusement », « mille petites gentillesses », « mille joyeux instruments ». Il y a donc une absence (apparente) de contrainte. Les jeux sont aussi prétexte pour apprendre.

c) Le respect du corps

Alors que le corps est méprisé au Moyen-Age, l’éducation enseignée par Ponocrates laisse une place importante aux soins du corps:
- soucis de l’hygiène : lavage, « essuyé »…
- soucis de l’apparence et de la beauté : « accoutré », « parfumé »…
- soucis de l’équilibre, aussi bien dans les repas que dans l’utilisation du corps : sport + moment de digestion.
Cette importance accordée au corps rappelle la première profession de Rabelais : médecin.

Transition : Bon nombre de ces principes éducatifs rentrent en contradiction avec ceux du Moyen – Age. De fait, ils font partie intégrante d’un nouveau mode de pensée.

II. Exposition des principes humanistes

a) Respect de l’homme

Il y a intérêt porté à l’homme et à son état : « état humain », plusieurs occurrences du mot « corps ».

Il y a également un respect de la liberté de l’homme : « tout leur jeu n’était qu’en liberté ». Le programme est souple, et peut varier selon les envies : « ils laissaient la partie quand leur plaisait »…

b) Présence des sciences et du savoir

Renouveau scientifique à la renaissance et nouvelles pratiques scientifiques. Un grand nombre de sciences sont citées : « arithmétique », « science numérale », « théorique »… « Médecin » réfère à la médecine mais aussi à la profession de Rabelais. La démarche est scientifique : « vertu – propriété – efficace – nature ».

L’humanisme est caractérisé par le fait qu’il faut tout savoir, tout comprendre. De fait : dans le texte, intérêt pour les éléments de la vie quotidienne, et de nombreuses sciences. Il y a une soif de savoir et un amour d’apprendre : « entra en affection d’icelle science… », « s’esbaudissaient »… qui est l'intérêt des humanistes. Cependant cette soif d’apprendre est aussi marquée par des excès : enseignement contraignant dans son ampleur.

c) Référence à l’Antiquité

L’humanisme se caractérise par un intérêt spécifique pour l’Antiquité. Dans le texte, on a une énumération des savants antiques. Le nom du précepteur, Ponocrates, est du grec signifiant « bourreau de travail ».

On a également une référence au mouvement de traduction des auteurs latins et grecs « apporter les livres susdits (antiques) à table ».

Conclusion

Ce texte présentant une méthode d’éducation inédite, par son volume ou par ses formes. Il présente des caractéristiques humanistes marquante, sur l'intérêt pour l'homme, son corps, pour les sciences ou encore l'antiquité. Il résume la philosophie de Rabelais, à savoir que la vie est un tout qui doit comprendre les loisirs et les plaisirs du corps, la vie intellectuelle et les besoins physiques.