Rabelais, Gargantua - Chapitre 13 : Le meilleur torche-cul

Analyse linéaire linéaire du texte, en trois parties.

Dernière mise à jour : 09/05/2022 • Proposé par: keanu (élève)

Texte étudié

- Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.
- Lequel ? demanda Gargantua. Chier ?
- Non, dit Grandgousier. Torcher le cul.
- Voulez-vous, demanda Gargantua, payer un tonneau de vin breton si je vous cloue le bec à ce sujet ?
- Oui, vraiment, répondit Grandgousier.
- Il n’est pas besoin, dit Gargantua, de se torcher le cul sauf s’il est sale. La saleté ne peut s’y trouver si on n’a pas chié. Il faut donc chier avant de se torcher le cul.
-Oh, dit Grandgousier, que tu as de l’esprit mon petit garçonnet. Par Dieu, je te ferai rapidement passer docteur en gaie science, car tu as plus d’intelligence que d’âge. Mais poursuis donc ce propos torche-culatif, je te prie. Et, par ma barbe, pour un tonneau, tu auras soixante fûts, je veux dire de ce bon vin breton, qui d’ailleurs n’existe pas en Bretagne mais en notre belle région du Véron.
- Je me torchai ensuite, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier (mais oh le mal plaisant torche-cul !), puis d’un chapeau. Et notez que parmi les chapeaux, certains sont faits d’un poil ras, d’autres de fourrure, de velours, de taffetas, de satin. Le meilleur de tous est celui qui est couvert de poils. Car il permet une très bonne absorption de la matière fécale. Puis je me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, du sac d’un avocat, d’une barbute, d’une coiffure ,d’un leurre.
Mais, pour conclure, je dis et maintiens qu’il n’existe pas de meilleur torche-cul qu’un oison au duvet abondant, à condition qu’on lui tienne bien la tête entre les jambes. Vous pouvez me croire sur l’honneur. Car vous sentez alors au trou du cul une volupté extraordinaire, tant par la douceur de ce duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, qui se répand facilement dans tout le boyau du cul ainsi que dans les intestins, jusqu’à la région du cœur et du cerveau. Et n’allez pas croire que la béatitude des héros et des demi-dieux qui se trouvent aux Champs Elysées soit due aux asphodèles, à l’Ambroisie ou au Nectar, comme le prétendent les vieilles qui sont ici. Cette béatitude vient, selon moi, de ce qu’ils se torchent le cul d’un oison. Et telle est l’opinion de Maître Jean d’Ecosse.

Rabelais, Gargantua - Chapitre 13

Rabelais est un écrivain humaniste du 16e siècle, il est notamment connu pour son roman Gargantua qu’il écrit dans le but de faire rire et d’instruire. Dans cet extrait, Gargantua décrit à son père le protocole expérimental qu’il a entrepris dans le but de trouver le meilleur torche-cul. Dès le prologue, Rabelais compare son roman aux silènes des apothicaires : de petites boîtes qui ont une apparence grotesque, mais qui renferment des pommades de grande valeur.

Ce passage en est une preuve: il nous fait rire avec un sujet trivial, un humour bouffon et scatologique qui touche aussi à l’absurde. Mais quand on cherche derrière les apparences, on réalise que cet humour est une manière d’amener son lecteur à aborder des sujets autrement plus sérieux. Comment se débarrasser de ce qui est sale, c’est-à-dire, comment laver nos péchés, comment corriger nos défauts ? Le jeune géant met en place une méthode : il multiplie les expérimentations, sélectionne les meilleurs critères, retient les meilleures hypothèses et invalide les autres.

Cela soulève alors implicitement des questions qui passionnent les penseurs humanistes : des questions de pédagogie, mais aussi de religion et de société, que Rabelais cache dans un langage symbolique allant des chapeaux, aux oiseaux, aux demi-dieux. Nous nous demanderons alors dans quelle mesure Gargantua décrit ses expériences scatologiques sur un mode satirique. Afin de répondre à cette problématique, nous pouvons partager le texte en trois mouvements. Le premier qui expose un dialogue scabreux et ridicule entre Gargantua et Grandgousier pour découvrir le meilleur torche-cul. Suite à cela, nous verrons que Gargantua argumente ses affirmations grâce à de riches expériences variées. Enfin, nous analyserons en quoi Gargantua humanise les dieux et affirme avoir trouvé le meilleur torche-cul.

I. Un dialogue scabreux et ridicule entre Gargantua et Grandgousier

C'est un dialogue burlesque entre le père et son fils sur la meilleure technique pour se torcher le cul. Le dialogue est burlesque à cause du sujet absurde, cela suscite le rire. Le champ lexical scatologique qui accentue le côté familier, tabou, scabreux de la discussion.

Il n’est pas besoin de se torcher le cul sauf s’il est sale. La saleté ne peut s’y trouver si on a pas chié. Il faut donc chier avant de se torcher le cul.”: Gargantua utilise un raisonnement de syllogisme, Rabelais fait un usage provocateur de ce type de raisonnement, et se moque ainsi de ce type de raisonnement médiéval.

La réaction du père est pleine d'admiration: Interjection “Oh” et “Par Dieu” l.9. Il utilise un vocabulaire mélioratif “que tu as de l’esprit” l.9 et “tu as plus d’intelligence” l.10. Il y a derrière une satire de la Sorbonne “je te ferai rapidement passer docteur en gaie science”, avec le décalage entre le propos trivial de Gargantua et le titre de docteur.

II. Gargantua argumente à l'aide d'expériences riches et variées

On a une énumération abondante de tout ce qu’il a utilisé, tester pour trouver le meilleur torche-cul, avec le champ lexical des objets et des animaux de son environnement. Cette riche énumération montre l’approche scientifique, méthodique et expérimentale adoptée par Gargantua pour mieux confirmer ses hypothèses.

Il parle avec un vocabulaire technique: “très bonne absorption” l.16 et “matière fécale” l.17. Il attire l’attention de son père avec l’utilisation de l’impératif: “notez que” l.14, comme se parleraient deux éminents chercheurs. Il parle en tant que vrai scientifique, car il complète ses affirmations, il argumente, comme avec la conjonction de coordination “,car” l.16

III. Gargantua affirme avoir trouvé le meilleur torche-cul et égratigne les dieux

Le champ lexical du corps humain “boyau” l.22, “cul” l.22, “coeur” l.23 et “cerveaux” l.23 nous montre que Gargantua a une approche médicale du corps, ce qui n'est pas sans rappeler que Rabelais était docteur.

Un comique est créé par le décalage avec les références utilisées. Il s'essuie ainsi avec des oisons, oiseaux symboles de liberté. Il s’essuie donc les fesses avec la liberté. De même, Rabelais termine l’extrait par une référence comique et irrespectueuse à l’Antiquité, car il explique comment des figures de la mythologie s'essuient les fesses. Enfin, l.26, Gargantua mentionne Maître Jean d’Ecosse, et par ce biais Rabelais se moque encore une fois de la Sorbonne.

Conclusion

Ainsi, dans ce passage, Rabelais utilise l’humour, et des thèmes particulièrement triviaux pour nous inviter à mener au contraire des réflexions particulièrement élevées. Chaque élément du texte porte une charge symbolique qui lui confère un sens caché.

La question religieuse est sans cesse reliée à d’autres questions bien plus concrètes : l’éducation, la pédagogie, l’expérience directe du monde. Tous ces thèmes qui alimentent les réflexions des penseurs humanistes se trouvent déjà là, dissimulés dans cette anecdote apparemment anodine.

Cet épisode de l’enfance de Gargantua, par les questionnements qu’il soulève, relie parfaitement le prologue, qui nous incite à lire entre les lignes, et la fin du roman : l’abbaye de Thélème, qui tente de répondre à toutes ces questions en nous présentant l’image d’une société parfaite.