Rabelais, Gargantua - Chapitre 27 : La bataille de frère Jean

Une explication de texte pour l'oral du bac en première.

Dernière mise à jour : • Proposé par: Vercors (élève)

Texte étudié

« Écoutez, vous autres messieurs : qui aime le vin (le corps de Dieu), me suive! Car, hardiment, que saint Antoine me consume si ceux qui n'auront pas secouru la vigne auront le droit de tâter du pot au vin ! Ventre Dieu, et les biens de l'Église ? Ha, non, non ! Diable ! saint Thomas l'Anglais voulut bien mourir pour eux : si je mourais, ne serais-je saint de même ? Je n'y mourrai pourtant pas, car c'est moi qui ferai mourir les autres. »
Ce disant, il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, épais comme le poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi il sortit en beau pourpoint, mit son froc en écharpe et de son bâton de la croix donna si brusquement sur les ennemis, qui, sans ordre, ni enseigne, ni trompette, ni tambour, vendangeaient au milieu du clos, car les porte-drapeaux et porte-enseignes avaient mis leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambours avoient défoncé leurs instruments d'un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargés de pampres, c’était une débandade générale, - il choqua donc si rudement sur eux, sans crier gare, qu'il les renversait comme des porcs, frappant à tort et à travers, à l’ancienne escrime.
Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, aux autres démettait les vertèbres cervicales du cou, aux autres il démoulait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, émiettait les omoplates, désagrégeait les jambes, déboîtait les ischies, disloquait les os de tous les membres.
Si quelqu'un voulait se cacher entre les ceps plus épais, il lui froissait toute l'épine dorsale et il lui brisait les reins comme à un chien.
Si quelqu’un voulait se sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en pièces en frappant à la suture lambdoïde.
Si quelqu'un gravissait un arbre, pensant y être en sûreté, de son bâton il l’empalait par le fondement.

Rabelais, Gargantua - Chapitre 27

Ce passage, extrait de Gargantua de François Rabelais (XVIe siècle), est un exemple marquant de violence burlesque et d’épopée comique. Il met en scène frère Jean des Entommeures, un moine énergique, qui se lance dans une bataille pour défendre une vigne contre des pillards.

Voici une explication approfondie, à la fois littéraire, historique et stylistique.

I. Le contexte : une satire des moines et des conflits religieux

Le texte appartient à la renaissance, une époque où l'Église est très puissante, mais aussi souvent critiquée pour ses abus. Rabelais, humaniste et médecin, utilise l’humour et la caricature pour dénoncer ces excès. Il peint ici un moine qui, au lieu de prier ou de faire preuve de charité chrétienne, se transforme en guerrier furieux pour défendre une vigne, c’est-à-dire... du vin !

La vigne, dans ce contexte, symbolise à la fois un bien matériel de l'Église (les moines cultivaient souvent la vigne pour le vin liturgique), un plaisir de la vie terrestre (le vin, l’ivresse), ainsi qu'un objet de convoitise et de guerre

II. Analyse du discours de frère Jean

« Écoutez, vous autres messieurs : qui aime le vin (...) me suive ! ». Ce cri de ralliement détourne les codes héroïques : ce n’est pas pour une cause sacrée, mais pour le vin qu’il invite à se battre. On est ici dans une parodie de discours épique ou militaire, mêlée à un langage populaire et provocateur.

« Que saint Antoine me consume... » et « Ventre Dieu ! ». Ces exclamations religieuses et jurons montrent le mélange entre sacré et profane. Frère Jean jure, blasphème presque, mais pour défendre ce qu’il considère comme sacré à sa manière : le vin et les biens de l’Église.

« Saint Thomas l’Anglais voulut bien mourir pour eux : si je mourais, ne serais-je saint de même ? ». Il évoque Saint Thomas Becket (archevêque assassiné pour avoir défendu les droits de l’Église), et se compare à lui — avec ironie, car il affirme aussitôt qu’il ne mourra pas, mais fera mourir les autres. Cela révèle son goût pour l’action brutale et l’humour noir.

III. Une violence extrême, mais comique

« Il choqua donc si rudement sur eux... » Frère Jean utilise le bâton de la croix, censé être un symbole religieux, comme une arme. Cela participe à une inversion comique des valeurs chrétiennes.

La description de la bagarre est hyperbolique. Il frappe « à tort et à travers », à l’ancienne, sans retenue. Il provoque des blessures absurdes et détaillées : il « pochait les yeux », « écrabouillait la cervelle », « démoulait les reins », etc. On assiste à une accumulation grotesque de détails anatomiques brisés, qui tourne la scène en farce macabre. Cette violence est démesurée, presque cartoon, ce qui crée un effet comique par excès. C’est un style burlesque, où le grand et le bas, le sacré et le vulgaire, sont volontairement mêlés.

IV. Un héros parodique

Frère Jean est une parodie de héros épique : il agit seul, avec force et fougue, comme un Achille ou un Roland. Mais il se bat non pour l’honneur ou la patrie, mais pour le vin.

Il est moine, censé prêcher la paix, mais devient un boucher comique. Il incarne le renversement des valeurs héroïques typique de Rabelais, qui rit des dogmes religieux et des guerres absurdes, tout en faisant l’éloge d’un goût très humain pour la vie, le vin, la joie et la liberté.

Conclusion

Ce passage est une critique drôle et cruelle de la guerre, de la religion et de l’hypocrisie, dans le style très particulier de Rabelais : excessif, satirique, grotesque, mais profondément humaniste. Frère Jean, à travers son délire violent pour défendre une vigne, incarne une vision du monde libre et joyeuse, loin du sérieux et de la soumission religieuse.

Rabelais fait rire en exagérant, mais invite aussi à réfléchir : sur les absurdités du pouvoir, sur les vraies valeurs humaines, et sur le ridicule de ceux qui se battent pour des causes qu’ils ne comprennent même pas.