Publié en 1534, Gargantua est l’un des romans majeurs de François Rabelais, écrivain humaniste de la Renaissance. Ce roman est le deuxième du Cycle des Géants, après Pantagruel, et retrace la vie d’un géant, Gargantua, de sa naissance à ses exploits, en passant par son éducation et ses combats.
L’extrait étudié se situe au début des guerres picrocholines, qui opposent le roi belliqueux Picrochole au géant Grandgousier. Après s’être emparé de la ville de la Roche-Clermault, les soldats de Picrochole s’adonnent au pillage de l’Abbaye de Seuilly. Nous assistons alors à la première apparition du personnage de Frère Jean des Entommeures, qui combat les pillards de l’Abbaye dans l’extrait étudié. Cette apparition permet de dynamiser un récit qui serait sinon menacé par l’ennui. : Critique des superstitions catholiques
Problématique
Comment au travers d’une parodie du récit épique l’extrait dénonce-t-il de biais les superstitions catholiques ?
Mouvements du texte
Le premier mouvement (lignes 1 à 25), dresse le portrait de Frère Jean comme héros traditionnel mais parodie des romans de chevalerie. Le deuxième mouvement (lignes 25 à 34) dénonce des superstitions religieuses.
I. Un portrait de Frère Jean comme parodie des romans de chevalerie (l.1-25)
Lignes 1-4
Face à l’attaque des assaillants, Jean des Entommeures se met rapidement à l’action, sans hésitation. La rapidité et et l'impétuosité héroïques de Frère Jean sont marquées par les passés simples : « mit », « se saisit », « sortit », « frappa », ainsi que l'adverbe « brusquement ».
Il détourne les objets pieux de leurs fonctions pour s’en servir d’arme : « mit bas son grand habit », « froc en écharpe » - et préfère ainsi l’aspect pratique à l’aspect religieux. Avec « bâton de la croix », « long comme une lance, rond à plein poing » le narrateur énumère les qualités de l’arme choisie, comme dans les récits de chevalerie et en souligne l’aspect guerrier.
Elle est décorée « de fleurs de lys » (fleur royale) comme les armes des nobles. Le fait que celles-ci soient « effacées » rappelle que ce combat n’est pas noble. Avec l’utilisation de ce registre chevaleresque, l’arme du moine prend une dimension sérieuse, alors qu’elle n’est en réalité qu’un accessoire religieux pacifique. La description de l’arme du moine tient ainsi du registre héroï-comique.
Lignes 4-8
Le contraste entre le courage de Frère Jean et les soldats en train de piller, qui sont tournés au ridicule, créé un comique de situation.
L'armée de Pirochole est totalement désorganisée, comme l'appuient les quatre négations dans « sans ordre, ni enseigne, ni trompette, ni tambourin » (l.4). Elle n’a plus de cohésion : « sans ordre », « débandade ». Elle n’est plus loyale à une cause : « drapeaux et enseignes contre les murs » (l.6). Enfin, elle ne communique plus : « ni trompette, ni tambourin ».
Narrateur souligne la stupidité des pilleurs avec ironie. Leur violence se retourne contre eux-mêmes, puisqu’ils se privent d’accessoires indispensables pour la suite de la guerre : les tambours sont défoncés et les trompettes bouchées pour récolter le raisin.
Lignes 8-9
Rabelais décrit le début de l’attaque de Frère Jean, seul contre tous, ce qui accentue son caractère épique. La supériorité de Frère Jean sur les soldats est montrée par sa position dominante : « sur eux », « sur les ennemis ».
Les pillards sont rabaissés au rang d’animaux pour leurs exactions par la comparaison « comme des porcs ». Cette comparaison renvoie à la pensée humaniste de Rabelais, inspirée d’Erasme, pour qui la guerre n’est pas digne de l’idéal humain
Lignes 10-25
En massacrant les soldats, Frère Jean réalise un exploit qui renvoie à la chanson de geste, mais l’ampleur démesurée de la scène lui donne une dimension parodique.
La violence démesurée de Frère Jean est appuyée par l'accumulation de verbes d’action violents à l'imparfait de répétition (l.10-13) : « écrabouillait », « rompait », « démettait », « démolissait », « pochait », « fendait », « abattait », « meurtrissait ». Cette accumulation sous-entend que les actions sont répétées et violentes, et banalise donc la violence. L'anaphore (l.10-12) « aux uns, aux autres » montre que les actes de Frère Jean ne sont pas prémédités mais viennent spontanément à mesure de l’action, que nous sommes dans le chaos.
L'absence de valeur morale de Frère Jean donne l'image du moine décrite par le narrateur qui va à l’encontre des valeurs prônées par la religion comme la bienveillance et compassion. Les quatre conditionnelles anaphoriques (l.14, l.16, l.19, l.21) « Si…» illustre l'absence de pitié et de compassion du moine à l’égard des ennemis. Les propositions subordonnées circonstancielles de condition décrivent un ennemi avec un peu d’humanité qui cherche à échapper à Frère Jean, et Les proposition principales décrivent la riposte de Frère Jean, toujours plus cinglantes. Le discours direct fait entendre les paroles des ennemis, autrefois amis : « quelqu’un de sa vieille connaissance » , « Ah! Frère Jean, mon ami » (l.19), mais Frère Jean reste indifférent.
« Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit jamais » (l.25) : l'intervention du narrateur qui témoigne mais le mot « spectacle » confirme la parodie de l’épopée et souligne le caractère burlesque. L'utilisation de termes familiers : « démolissait » (l.11), « gueule » (l.12), « fondement » (l.18) rend d’autant plus burlesque le massacre
Mais Rabelais joue également avec ses connaissances médicales en transformant la scène de bataille traditionnelle en hyperréalisme chirurgical, ce qui crée un comique de décalage et enlève toute noblesse au combat. Il utilise en ce sens le champ lexical du corps humain : « cervelle », « bras et jambes », « reins », ainsi qu'un vocabulaire médical très technique : « vertèbres cervicales » (l. 11), « ischios » (l.13) « commissure lambdoïde » (l.17), « médiastin » (l.23)
II. Une dénonciation des superstitions religieuses (l.25-34)
Mais on retrouve aussi dans le texte une parodie des superstitions religieuses.
Lignes 26-31
Rabelais dénonce la profusion des superstitions et la crédulité envers les croyances encouragées par l’Eglise, et rappelle son évangélisme.
Il y a l'énumération de saints auxquels les soldats font appel avant de mourir : « sainte Barbe », « saint Georges », « saint suaire de Chambéry »... dont certains sont inventés comme « sainte Nitouche ».
Mais il y a également l'énumération des reliques et blasphème en se moquant de la foi des croyants dans « saint suaire de Chambéry » par un comique de situation : « mais il brûla trois mois après sans qu’on en pût sauver un seul brin ». L'expression « mille autres bons petits saints » qui conclut l’énumération (l.31) enlève toute la grandeur des figures saintes par les termes « petits » et souligne leur profusion.
On a un décalage de registre, car habituellement, les ennemis des chansons de geste ne sont pas chrétiens mais païens. Frère Jean semble donc s’en prendre aux mauvais chrétiens, ceux qui s’adonnent aux superstitions.
Lignes 32-33
Par le chiasme, « Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns se mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant », Rabelais souligne aussi l’inefficacité de ces superstitions, car leur invocation se solde par la mort
Ligne 34
L’extrait se termine par une prière en latin « — Confession, confession, confiteor, miserere, in manus. » qui se révèle aussi inutile que les précédentes, car les autres moines préfèrent confesser les soldats que les soigner.
Conclusion
Cet extrait présente une scène atroce de massacres mais qui, par le jeu de l’écriture, est transformée en un moment comique. Apparaissant comme une parodie des récits épiques, la scène permet de dénoncer les superstitions et l’idolâtrie des saints grâce au personnage de Frère Jean des Entommeures.
Ce dernier fait une première apparition déroutante : il démontre que l’action est plus efficace que des prières inutiles et s’oppose à l’idéal chrétien par sa violence et son absence de pitié. Il peut ainsi symboliser les limites du pacifisme et de l’humanisme. Une critique similaire se retrouve dans Candide de Voltaire, qui utilise l’ironie pour ridiculiser les superstitions et démontrer la défaillance de l’optimisme du héros.