Rabelais, Gargantua - Chapitre 21: L'éducation selon les régents antiques

Fiche en deux parties.

Dernière mise à jour : 14/09/2021 • Proposé par: freecorp (élève)

Texte étudié

Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents , alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux; il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse étoffe frisée fourrée de renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre et, pour abattre la rosée et le mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime.
Ponocrates lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire : c’est pourquoi ils buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que mieux. Et Maître Tubal (qui fut le premier de sa licence à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien vite, mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la formule :
Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur. »
Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures, encapuchonné comme une huppe, et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne. Avec celui-ci, Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles, et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en terre.
Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude, dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique, son âme était dans la cuisine.
Pissant donc plein urinal s'asseyait à table. Et parce qu'il était naturellement flegmatique, commençait son repas, par quelques douzaines de jambons, de langues de boeuf fumées, de boutargues, d'andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin.

Rabelais, Gargantua - Chapitre 21

Rabelais était moine mais aussi médecin (l’un des meilleurs de son siècle). Tous ses romans Pantagruel, Gargantua, Le Tiers Livre et Le Quart Livre ont été saisis et brûlés. Rabelais a utilisé plus de 100.000 mots dans son œuvre. Ces mots sont pour la plupart inventés par Rabelais et ils ont, pour la plupart, disparus (ils s’opposent aux mots soigneusement analysés créés par la Pléiade).

Selon Rabelais l’Homme est un tout : un esprit et un corps qu’il ne faut pas négliger. Le corps est composé d’un haut (tête,…), mais aussi d’un bas (parties sexuelles, rectum,…). Il essaie ainsi de retrouver l’unité originelle de l’homme. Le personnage Rabelaisien apprécie toutes les aspects de la vie même les plus grossiers. Le personnage de Gargantua provient des mythes populaires en rapport avec le roi Arthur (Gargantua était un géant au service du roi Arthur).

I. Une éducation basée sur l’excès

a) Une négligence physique poussée à son extrême

• dans la toilette, le vêtement, l’exercice physique
2ème paragraphe « Peigne d’Almain », « peigner, laver, et nettoyer était perdre du temps en ce monde »

À l’époque, la toilette était rejetée (odeur de sainteté). Priorité était donnée à la prière, destinée à préparer l’âme à son Salut (le corps ne vient pas, donc est négligé). Vêtement : cf I°). Le seul exercice physique a lieu le matin, lors de la séance d’étirements (l.4 et 5).

• dans la nourriture et les excrétions :
l.12 et 13 : « belles tripes frites, belles charbonnades, beaux jambons… »
l.28 à fin : « quelques douzaines de jambons… » (accumulations de plats)

Conséquences : l.10 à 13 : accumulation de termes relatif à l’excrétion. l.27 « pissait plein urinal »

b) L’omniprésence de la matière

Exemple du bréviaire qui pèse « tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins ». On a ici une souillure de la religion par la nourriture. de plus le poids du bréviaire compte plus et trompe sur son contenu. « Le char à bœuf » qui amène les patenôtres est un autre exemple de cette contamination de la religion par la nourriture.

c) Une éducation religieuse surdimensionnée

« Les vingt et six ou trente messes », « farat de patenôtres ». Les chapelets sont très longs mais Gargantua en dit « plus que seize ermites » qui, chacun, prient pendant 1h30, soit au total plus de 50 heures de prières, et en plus les répétitions.

Bréviaire pesant « onze quintaux, six livres »

II. Une éducation au contenu absurde et vidée de son sens

a) Absence de vie intellectuelle (car le corps est omniprésent)

Place de l’étude : « Quelque méchante demi-heure les yeux assis dessus son livre », « Son âme était en la cuisine ». Une demi-heure d’étude, soit bien moins que 50 heures de prières, ou du temps passé à manger.

b) Une vie spirituelle vidée de son sens

Prière répétée et abrutissante: Rabelais reproche le rabâchage de vieilles formules et non pas le retour à la vraie spiritualité. Critique de l’ignorance du Moyen Age. Résultats de cette éducation: exemple du “semeur”. Gargantua « marmonnait toutes ses kyrielles, et tant curieusement (=étrangement), … il n’en tombait un seul grain en terre »: ces prières sont vaines.

Le dernier paragraphe est basé sur l’humour. Comparaison est faite entre nourriture et éducation : il n’y a plus de règles ni de limites dans l’apprentissage. L’éducation n’a pas servie à l’instauration de règles.

c) Une absurdité sujet à dérision

L’absurdité de l’éducation de Gargantua est amplifiée par une accumulation de formules paradoxales ironiques :
• Le lever : Le lever décrit au 1er paragraphe est absurde : Il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non, or il fait toujours jour à cette heure-ci. Contradiction avec la suite « David : Vanum est vobis ante lucem surgere».

• Les vêtements : Toujours habillé en « longue robe de grosse frise fourrée de renards » quel que soit le temps, la saison…

• La durée de la journée : La journée est trop longue et sa durée dépasse facilement 24 heures.
Ex : «Trente messes», «disait plus de patenôtres que seize ermites…», soit 50 heures de prières par jour.

Conclusion

Ce passage est une critique radicale de l’éducation du Moyen Âge fondée sur le rabâchage, et donc vide de sens.