Dans La Peau de Chagrin, roman réaliste et fantastique, publié en 1831, Honoré de Balzac, met en scène les ravages du désir. Il s’agit d’un roman clé pour comprendre la pensée philosophique de Balzac qui sous-tend la "Comédie Humaine", grande fresque de 90 romans dont fait partie La Peau de Chagrin. Selon Balzac, l’homme est doté d’une énergie vitale limitée que le désir et la volonté épuisent et que seuls le savoir et l’activité intellectuelle préserve. Le thème central de ce roman est le conflit entre le désir et la longévité.
Dans la 1ère partie du roman, "le talisman", un jeune homme entre dans une maison de jeu du Palais Royal, à Paris pour y jouer sa dernière pièce d’or. Pour l’instant, on l’appelle « l’inconnu ». Dans cet incipit partiel, le narrateur, d’abord externe, devient progressivement omniscient. Le vieillard du guichet est comparé à Cerbère, le chien de garde des Enfers. Les habitués de la salle de jeu regardent l’inconnu attentivement. Son portrait – dans l’extrait étudié - est révélateur.
Nous allons questionner ici sur comment Balzac prépare-t-il dans ce portrait du personnage présumé principal, les composants d’un destin tragique ?
I. Le portrait d'un être mystérieux et tourmenté (Lignes 151-158)
a) Une focalisation externe
Balzac, dans cet extrait, ne choisit pas un narrateur omniscient pour évoquer son personnage principal, mais préfère donner à voir ce portrait à travers le regard des personnes présentes au tripot.
Le complément circonstanciel de manière « Au premier coup d'œil », associé au sujet « les joueurs » signale que c'est le point de vue de ceux-ci qui servira à décrire le personnage, s'agit de focalisation externe, ainsi le personnage demeure-t-il énigmatique, comme l'attestent les termes « mystère » et « secret ».
b) La physiognomonie au service de la construction du personnage principal
Dans ces premières lignes, Balzac utilise des détails du portrait physique grâce au champ lexical du corps et des traits du visage: « visage », « traits », « front », « sourire », « plis », « bouche », « yeux » qu'il fait coïncider avec des traits de caractère supposés et un état émotionnel précis, dont ceux-ci seraient les indices visuels. Les verbes et groupes verbaux « lurent », « étaient empreints », « attestait », « dessinait », « exprimait » traduisent l'idée que le corps parle, et révèle l'intériorité d'un personnage.
Conformément à la théorie de la physiognomonie (une pseudo-théorie scientifique qui prétendait établir un lien entre le physique d'un individu et son caractère), c'est tout un portrait moral et toute une expérience de vie qui se dessinent à travers les traits du visage de ce personnage : les « efforts trahis », les « espérances trompées », les « fatigues du plaisir », la « résignation » et la « morne impassibilité du suicide ».
c) L'intériorité tourmentée de Raphaël, caractéristique de sa génération
Raphaël apparaît ici comme le type même du jeune romantique : jeune (« novice », « jeunes traits »), plein de délicatesse naturelle (« grâce nébuleuse »), c'est un être idéaliste (aux « mille espérances »), mais malmené, déçu par son époque (« efforts trahis », « espérances trompées », « sourire amer », « résignation »).
Son intériorité tourmentée se caractérise par une faiblesse constitutive (« pâleur mate et maladive ») et son mal-être, reflet du mal du siècle de toute cette génération romantique, qui peut le conduire aux pires extrémités (« morne impassibilité du suicide »).
II. Une apparence qui résiste à l'interprétation (Lignes 159-173)
a) Un étrange mal aux multiples interprétations
Trois interprétations au mal-être apparent du jeune homme mystérieux sont suggérées ici.
La pâleur maladive du jeune homme peut être le résultat visible d'une vie de débauche de fêtes, de banquets et de recherche toujours renouvelée des plaisirs de la chair, comme le suggère la proposition interrogative directe: « Etait-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? ». On apprendra plus tard dans le roman, que Raphaël a en effet passé les dernières semaines à s'adonner au
libertinage en compagnie de son ami Rastignac.
Il peut aussi s'agir de symptômes d'une maladie physique, pathologie du cœur ou des poumons : c'est en tout cas le diagnostic que pourraient faire les médecins en examinant le « cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues ». On verra dans la dernière partie du roman Raphaël consulter, en désespoir de cause, des médecins au sujet du mal qui le ronge.
Enfin, on peut y voir les signes visibles d'un épuisement intellectuel, explicable par une vie dédiée à l'étude, « les traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse ». Cela correspond en effet aux premières résolutions de Raphaël, on apprendra dans la suite, de se consacrer corps et âme au labeur intellectuel, en vue de rédiger sa Théorie de la volonté.
b) Un mystère qui s'épaissit
Dans cette longue proposition qui va de « Mais une passion... » à « ... maladies », Balzac multiplie les effets de retardement. On trouve d'abord deux systèmes de comparaison (« une passion plus mortelle que », « une maladie plus impitoyable que ») reliés entre eux par une anadiplose, avec la reprise du mot « maladie », présent à la fin de la proposition et au début de la suivante (« la maladie », « une maladie »), qui ménage une sorte de suspense.
Quel est ce mal mystérieux ? Viennent ensuite deux énumérations (« altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœurs et les orgies, l'étude et la maladies ») qui semblent encore opacifier la personnalité mystérieuse et complexe du personnage.
c) Un prince parmi les démons
Afin de préciser encore l'étrange effet que produit cet être bizarre sur les joueurs du tripot, Balzac l'associe à une série de figures, par la création d'images efficaces : il le compare à un bagnard nouvellement arrivé en réclusion, « comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive au bagne ». Raphaël est présenté comme un être à part, même supérieur « accueillent avec respect » ce qui le met dans une position d’exception « un de leurs princes », « saluèrent une douleur inouïe ».
Après le bagne, lieu inquiétant et menaçant, est introduit une dimension fantastique avec la métaphore des enfers « tous ces démons humains, experts en tortures ». Le mot « prince » file cette métaphore. Si les joueurs sont des démons, Raphaël est leur prince, comme Lucifer, un ange déchu. Il en a tous les attributs « majesté », « élégance ».
III. Un basculement imminent dans le vice (Lignes 174-190)
a) Un portrait réaliste
À travers cette description du jeune homme, on trouve le lexique des pièces du vêtement bourgeois typique du siècle : l'habit de ville est un « frac », qu'il porte avec un « gilet » et une « cravate » Pourtant, le narrateur précise qu'il ne semble pas porter de « linge », c'est-à-dire de vêtements de dessous qui nécessitent un entretien régulier, ni de « gants », et ses mains sont d'une douteuse propreté.
Ce sont, pour l'époque, des fautes de style qui témoignent probablement ici, non d'un manque de goût du jeune homme, mais plutôt d'un manque d'argent, qu'il a tâché au mieux de faire oublier (le « savamment maintenue »).
b) Un personnage doux et fragile
Au cours de ce troisième mouvement du texte, on trouve dans ce portrait physique du mystérieux jeune homme des expressions qui renvoient à une délicatesse toute féminine (« comme des mains de femme », « l'aspect d'une belle fille »), à un physique gracieux et fragile (« formes grêles et fines », « cheveux blonds et rares », « de la grâce ») ainsi qu'à l'impression de jeunesse (« encore vingt-cinq ans », « verte vie de la jeunesses ») et de candeur qu'il dégage (« les enchantements de l'innocence », « un ange sans rayons »).
Balzac semble vouloir renforcer la douceur et fragilité de son personnage dans une tonalité toute pathétique : comment ne pas être médusé quand apparaît dans un sordide tripot, lieu de tous les vices, une créature si gracile et si lumineuse ?
c) Un moment décisif, avant un possible basculement sans retour dans le vice
Balzac dramatise l'instant en suggérant que le personnage s'apprête à accomplir un geste sans retour, à faire un choix définitif, grâce en particulier à son utilisation d'une série d'antithèses: « ténèbres » et « lumière », « néant » et « existence », « grâce » et « horreur », « professeurs » et « novice », « vieille femme édentée » et « belle fille », combinée au champ lexical du combat et du conflit : « luttait », « combattaient ».
Mais c'est surtout le cri supposé des joueurs, réaction émotionnelle vive, formulé au discours direct sous la forme d'une injonction: « Sortez ! » qui donne à l'instant son caractère à la fois poignant et critique.
Conclusion
L’arrivée du personnage dans ce tripot, métaphore sordide de la société du 19eme, combine pathétique et tragique. Ce portrait repose sur une série d’antithèses particulièrement marquées que l’on peut synthétiser en un combat entre le Bien et le Mal, entre l’énergie et la destruction. La dynamique romanesque balzacienne est lancée dans cet incipit et ce portrait prépare déjà la suite du récit.
Les événements les plus marquants du roman viennent déjà interpeller le lecteur, annoncer le destin tragique du personnage, en cours de destruction. A partir du moment où il prend la décision de mourir, Raphaël devient un personnage tragique. Il subit la malédiction d'un héros romantique dont les aspirations se heurtent à une société sans morale
Les milles espérances trompées de Raphaël préparent déjà les Illusions perdues que Balzac écrira plus tard. Tous ces obstacles que la société du 19emettent sur le chemin des individus et les empêchent de s’accomplir réellement les conduisant soit au cynisme soit au suicide.