Balzac, Le Père Goriot - Chapitre 1: Maxime le rival

Analyse du texte en trois parties.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

Maxime regardait alternativement Eugène et la comtesse d’une manière assez significative pour faire décamper l’intrus. — Ah çà ! ma chère, j’espère que tu vas me mettre ce petit drôle à la porte ! Cette phrase était une traduction claire et intelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que la comtesse Anastasie avait nommé Maxime, et dont elle consultait le visage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d’une femme sans qu’elle s’en doute. Rastignac se sentit une haine violente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les siennes, malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serrait élégamment la taille et le faisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deux heures et demie un habit noir. Le spirituel enfant de la Charente sentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy, mince et grand, à l’œil clair, au teint pâle, un de ces hommes capables de ruiner des orphelins. Sans attendre la réponse d’Eugène, madame de Restaud se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon, en laissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et se déroulaient de manière à lui donner l’apparence d’un papillon ; et Maxime la suivit. Eugène furieux suivit Maxime et la comtesse. Ces trois personnages se trouvèrent donc en présence, à la hauteur de la cheminée, au milieu du grand salon. L’étudiant savait bien qu’il allait gêner cet odieux Maxime ; mais, au risque de déplaire à madame de Restaud, il voulut gêner le dandy. Tout à coup, en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme au bal de madame de Beauséant, il devina ce qu’était Maxime pour madame de Restaud ; et avec cette audace juvénile qui fait commettre de grandes sottises ou obtenir de grands succès, il se dit : Voilà mon rival, je veux triompher de lui.

Balzac, Le Père Goriot - Chapitre 1

Eugène de Rastignac, issu d’une vieille famille aristocratique désormais appauvrie, incarne la figure du jeune ambitieux décidé à faire carrière et fortune à Paris. A un bal organisé par sa cousine, Mme de Beauséant, il est présenté à la séduisante Mme de Restaud, qui n’est autre que la fille ingrate de l’infortuné père Goriot, voisin de pension d’Eugène.

Le lendemain du bal, Eugène rend à la belle comtesse une visite de politesse, plein d’espoir amoureux et ambitieux. Seulement, l’amant en titre, Maxime de Trailles, est déjà là. L’extrait montre Eugène en " terzo incomodo " (Stendhal, La Chartreuse de Parme) entre les deux amants, mais dévoile aussi la nature de la rivalité qui va s’installer entre les deux hommes. Enfin, cette scène permet à Eugène de révéler son caractère héroïque

I. Une scène de terzo incomodo: tiers présent qui incommode

A. Le terzo incomodo

C’est bien le rôle tenu par Eugène ici: il est pour Maxime un " intrus ", un " petit drôle " qu’il faut faire " décamper " ou " mettre (...) à la porte ". Le verbe " gêner " revient deux fois. Eugène s’est introduit sans le savoir entre une femme et son amant.

b. Une scène de violence sociale

Le vernis social, la comédie humaine, empêche de congédier Eugène. Il s’agit alors de lui faire comprendre qu’il gène sans passer par le discours direct. Dès lors, les personnages utilisent comme moyen de communication le regard: " Maxime regardait (...) d’une manière assez significative pour faire décamper l’intrus ". La traduction de ce regard par le narrateur est violente, il faut " mettre à la porte ", ce qui est particulièrement dévalorisant, humiliant socialement pour Eugène, qui ne maîtrise pas ce code des regards. La comtesse, confrontée à cette incompréhension, a recours à un geste grossier. D’une part, elle n’attend pas " la réponse d’Eugène ", et d’autre part, elle " se sauv(e) comme à tire d’aile ", le verbe et son complément soulignant l’idée de fuite et d’extrême rapidité.

c. Une scène comique

Eugène apparaît au début du texte comme une sorte de Candide. Il n’est pas au courant des usages du monde, ne comprend pas la situation alors que le narrateur fait remarquer que le " visage " de la comtesse " dit tous (ses) secrets sans qu’elle s’en doute ". Ce n’est qu’à la fin qu’il " devin(e) ce qu’était Maxime ".

II. La jalousie et le rapport triangulaire

a. Une jalousie problématique

Ce n’est qu’à la fin de l’extrait qu’Eugène identifie Maxime comme l’amant et se l’attribue comme " rival ". Il éprouve bien avant d’avoir compris une " haine violente ", il veut également " gêner le dandy ", " au risque de déplaire à Mme de Restaud ". La jalousie n’a donc pas pour origine la possession de la femme.

b. La dévalorisation de la femme

La présence de la femme est très effacée dans l’extrait. Les mentions la caractérisant la font apparaître comme une " femme soumise " à l’amant, incapable de se contrôler comme le révèle ce visage qui dit tout. Face à la difficulté, elle se sauve. Elle évoque même un grand papillon, ce qui est en apparence flatteur, mais qui renforce en fait les mentions de coquetterie, de légèreté.

Enfin, les deux hommes font peu de cas d’elle: Eugène prend le risque de lui " déplaire "; Maxime lui adresse des regards à la signification cavalière et peu galante: " Ah çà, ma chère, j’espère que tu... "

c. La fascination pour le rival

La " haine " de Rastignac pour Maxime est liée à son aspect physique. Rastignac se livre à une comparaison qui ne lui donne pas l’avantage. La comparaison fait ressortir la supériorité en critères de beauté (" les beaux cheveux blonds ", la taille fine; on peut noter la féminisation des critères de beauté masculin: " le faisait ressembler à une jolie femme", et en critères sociaux, avec les bottes " fines et propres " (Maxime n’est pas un piéton qui crotte ses bottes, il se déplace à cheval), et la redingote (riding-coat), qui montre qu’il a les moyens d’avoir une tenue pour chaque circonstance de la journée. De plus, ce n’est pas Maxime qu’Eugène veut gêner, mais le " dandy ", ce personnage du XIXe siècle qui se doit de consacrer sa vie au raffinement et à l’élégance, dont la mise est l’enseigne (cf. Brummel). Pour Balzac, le dandy, s’il incarne l’esprit du siècle, reste un personnage négatif, capable de " ruiner des orphelins ", qui incarne le caractère superficiel de la société de la Restauration, et un détournement des valeurs.

III. La Naissance d’un grand homme

a. Le dandy comme modèle

Eugène reconnaît en Maxime un modèle de beauté sociale, à laquelle il faut ressembler pour réussir (voir son prénom, maximus, le très grand): " Eugène sentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy ". Le dandy donne donc à Eugène une leçon de " mise ", comme le montre le verbe apprendre " les beaux cheveux blonds et bien frisés (...) lui apprirent combien les siens étaient horribles ". Faire friser ses cheveux est un luxe à imiter pour paraître installé.

b. L’intelligence d’Eugène

Si Eugène tire une leçon du dandy, c’est parce qu’il possède une intelligence, quasi-innée: il " sentit la supériorité que la mise... ". Il est observateur et intuitif, comme le montre le verbe " sentir ". Son prénom signifie d’ailleurs, le bien-né, celui qui dispose par la naissance d’avantages. Il est noble certes, mais la Révolution est passée par là. Il est surtout " le spirituel enfant ", celui qui a de l’esprit.

c. Le héros

Il n’est pour l’instant qu’un " enfant ", et c’est pourquoi il reçoit une leçon, mais il a en plus de l’intelligence, d’autres caractéristiques héroïques: ses sentiments sont violents (" haine violente ", " furieux ") et montrent la force qu’il a en lui; il est ambitieux, il veut " triompher " de Maxime, c’est-à-dire, le vaincre, mais aussi rendre cette victoire éclatante (étymologiquement, le triomphe est le défilé du général vainqueur à travers Rome, précédé des vaincus réduits en esclavage et du butin); enfin, il a une " audace ", ce qui montre son courage, son absence de peur.

Conclusion

Scène où la jalousie amoureuse n’est qu’une façon de masquer l’envie et l’ambition sociale. Scène intéressante aussi par la critique sociale qui apparaît en filigrane: la société de la Restauration détourne les valeurs. Cependant, Eugène incarne un héros en devenir, qui va concilier l’apparence héroïque et la force profonde, cette énergie si admirée par Balzac.