Montaigne, Essais - Livre 1, chapitre 31, « Des Cannibales »

Commentaire composé du professeur, sans conclusion.

Dernière mise à jour : 11/11/2021 • Proposé par: inesgafsi (élève)

Texte étudié

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation(1), à ce qu’on m’en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire(2) de la vérité, et de la raison, que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police(3), parfait et accompli usage de toutes choses(4). Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que nature de soi et de son progrès(5) ordinaire a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvage. En cela sont vives et vigoureuses les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant(6) la saveur même et délicatesse se trouvent, à notre goût même, excellentes à l’envi(7) des nôtres en divers fruits de ces contrées-là, sans culture, ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé(8) la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout(9) étouffée. Si est-ce que(10) partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.

Et veniunt hederae sponte sua melius
Surgit et in solis formosior arbutus antris
Et volucres nulla dulcius arte canunt.(11)

Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté, et l’utilité de son usage : non pas(12) la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre des deux premières : les moindres et imparfaites par la dernière.

Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit pas venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient pas eue : car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience, ni n’ont pu croire que notre société se put maintenir avec si peu d’artifice et de soudure humaine. C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat ni de supériorité politique ; nul usage de services, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé.

1 L'autre monde, c'est-à-dire le Brésil.
2Critère
3 Le parfait gouvernement
4 La phrase est ironique
5 Processus
6 Et par conséquent si
7 En rivalité avec
8 Surchargé
9 Complètement
10 En tous cas
11 « Le lierre vient mieux de lui-même, l'arbousier croît plus beau dans les grottes solitaires et les oiseaux ont un chant
plus mélodieux sans travail » Properce.
12 Pas plus que

Montaigne, Essais - Livre 1, chapitre 31, « Des Cannibales »

Accroche

Le XVI siècle s'ouvre sur un monde dont les limites sont bouleversées : la découverte des peuples du Nouveau-Monde, leur colonisation, confrontent les européens à des nouveaux peuples, à de nouvelles coutumes, à de nouveaux rites. Certains s'y intéressent, comme Montaigne dans ses Essais en y voyant l'occasion faire une critique des us et coutumes de ses contemporains et d'autres rejettent ces nouveaux hommes en les traitant de sauvages et de barbares.

Présentation du sujet

Montaigne écrit dans le chapitre 31 de ses Essais intitulé Des cannibales :« Ces nations me semblent donc barbares, pour avoir reçu fort peu de façons de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle». Ce jugement élogieux est ainsi à l'opposé du courant de pensée commune au XVI siècle. Montaigne reprend l’adjectif «barbare» mais en lui donnant un sens différent et positif basé sur l'étymologie: le barbare est donc l'étranger, un synonyme d’état de nature, à quoi renvoie la «naïveté originelle» (qui rappelle l’innocence et un état de pureté). Cette innocence, cet état de nature s'oppose alors à la culture que nous comprenons dans l'expression « les façons de l’esprit humain».

Problématique

Cependant, Montaigne, en faisant un éloge des peuples Amérindiens vivant en accord avec la nature, ne s'éloigne t-il pas de la conception de l’humanisme qui est de mettre le savoir au premier plan ?

Annonce du plan

Nous examinerons tout d’abord comment Montaigne fait l'éloge des peuples amérindiens en raison de leur proximité avec la nature. Nous montrerons toutefois que le point de vue de Montaigne est plus large car il met aussi en avant la civilisation de ces barbares pour ainsi mieux dénoncer l'ethnocentrisme des Européens.

I. Un éloge des amérindiens

En premier lieu, il est aisé de voir que Montaigne fait un éloge des barbares – donc les Amérindiens – en mettant en exergue leur proximité avec la nature.

a) Un tableau élogieux de la Nature

Tout d'abord, l'habileté argumentative de Montaigne consiste un dresser un tableau élogieux de la Nature. Pour cela, Montaigne démontre qu'elle est à l'origine de tout, lui attribuant le qualificatif de « mère » nature et mettant en avant le respect que lui doit l'homme. Ce respect est symbolisé notamment dans l'expression « Notre grande et puissante mère nature » : nous pouvons noter l'utilisation des deux adjectifs laudatifs et du pronom possessif « notre » qui - à l'aide du parallélisme de construction - place la nature au-dessus de tout. D'ailleurs, cette nature reste inégalée car - lorsque l'homme souhaite l'imiter- il ne peut retranscrire à la perfection « le nid du moindre oiselet ». La nature est donc la source de toutes choses et surpasse la technique contenu dan l'Art humain.

b) La proximité des barbares avec la nature

Ainsi, l'auteur, notamment dans le chapitre Des cannibales, affirme la proximité des barbares avec la nature. Ces peuples du Nouveau-Monde sont à l'image des peuples de l'âge d'or : ils se contentent d'une vie frugale et de denrées offertes par la nature. Ils n'ont en effet « pas d'agriculture, pas de métal, pas de connaissance du blé ». Labourer, travailler la terre est ainsi inutile car la nature, comme la corne d'abondance, pourvoit à leurs besoins nécessaires. Cette idée de vie simple et frugale, en harmonie avec la nature sera réutilisé par Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville, dans lequel, un vieillard tahitien reproche à Bougainville d'avoir corrompu son peuple en instaurant la notion de propriété, notion qui n'apporte que jalousie et conflit et qui a détruit leur vie harmonieuse.

Montaigne fait donc l'éloge de ces barbares, en insistant sur la proximité qui règne entre eux et la nature et sur leur vie simple « à l'état de nature ». Cependant, l'argumentation de Montaigne ne semble pas aussi tranchée et apporte aussi des indications sur la culture et le degré de civilisation de ces peuples.

Transition: En effet, les peuples du Nouveau-Monde ne sont pas dépourvus de culture.

II. Une mise en avant de la civilisation des barbares

a) L'organisation hiérarchique de ces peuples

Montaigne s'intéresse au degré de civilisation, au sens d'organisation hiérarchique de ces peuples. Quand il retranscrit sa rencontre avec une délégation brésilienne, reçue à Rouen par Charles Neuvième, l'auteur insiste sur trois points qui ont émergé au cours de son entretien avec un des représentants brésiliens dont la question de la hiérarchie sociale et en particulier le choix du chef de leur civilisation. C'est alors l'occasion pour Montaigne de remettre en cause la monarchie héréditaire et de faire l'éloge de la logique des brésiliens car celui qui est le chef est celui qui « march(e) le premier à la guerre », qui est donc reconnu pour ses valeurs guerrières et non pas un enfant comme en France où « tant de grands hommes se soum(ettent) à (lui) obéir ».

b) L'aspect très rituel des séances de cannibalisme

De même, quand est évoqué le problème du cannibalisme l'auteur met un point d'honneur à relater avec précision et de nombreux détails, l'aspect très rituel et donc codifié des séances de cannibalisme. Tout d'abord, le prisonnier est bien traité, mis à mort rapidement, puis rôti et mangé dont une partie en « communauté » tandis qu'on « envoie des morceaux aux amis absents ». Ainsi, Montaigne ne met pas à l'honneur le cannibalisme mais bien le rituel social qu'il symbolise. De même, ils croient en des Dieux et des « espèces de prêtres et de prophètes » organisent les processions religieuses. C'est donc bien la preuve flagrante d'une communauté hiérarchisée et ordonnée selon des règles instituées par les hommes et non pas seulement par la nature.

Transition: Ainsi, après avoir montré la simplicité naturel des peuples du Nouveau-Monde, Montaigne en montre aussi les rituels sociétaux, pour en fait pointer du doigt la supériorité et l'ethnocentrisme des Européens.

III. Une dénonciation de l'ethnocentrisme des Européens

a) Nature et la culture peuvent s'épanouir l'une avec l'autre

D’une part, Montaigne critique la suffisance des Européens en montrant tout d'abord que la Nature et la culture peuvent s'épanouir l'une avec l'autre et non l'une contre l'autre. Un exemple de cette harmonie, de cet équilibre peut être un chemin au Pérou dont Montaigne fait une description précise. Cette description montre bien que le travail des hommes, comme les « belles et hautes murailles » et les « fondrières » remplies de pierre, s'allie aux monuments de la nature, comme les ruisseaux et les arbres. Montaigne démontre alors que les Amérindiens savent faire cohabiter leur culture avec la nature, alors que les Européens ne font que « abâtardir » les fruits de la nature.

b) L'ethnocentrisme des Européens mis en accusation

D'autre part, c'est bien l'ethnocentrisme des Européens qui est mis en accusation, eux qui sont persuadés de posséder « la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses » ; cette énumération de superlatifs dénonce l’orgueil des Européens qui jugent la civilisation de ces barbares seulement à l'aune de leur propre civilisation. D'ailleurs, le manque de curiosité des courtisans et du roi lors de leur rencontre avec les Brésiliens ne laissent point de doutes quant au manque de relativisme culturel. Il en va de même quand Montaigne confronte ses contemporains qui s'insurgent contre la pratique du cannibalisme à leur propre incohérence car Montaigne pense « qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps ayant encore toute sa sensibilité ».