Revient-il à l'État de décider ce qui est juste ?

Le corrigé du professeur.

Dernière mise à jour : • Proposé par: Julian bzz (élève)

L’État est un ensemble d’institutions (politiques, judiciaires, policières, etc.) permettant de mettre fin à la violence et de faire régner le droit. Pour autant, revient-il à l’État de décider de ce qui est juste ? Décider n’est pas le fait d’une institution, mais plutôt d’une conscience, puisque c’est un acte qui implique la raison et la volonté. Certes, ce qui est juste désigne étymologiquement ce qui est conforme au droit (en latin "jus"). Mais la justice, qui a aussi une dimension morale, ne se réduit pas à la légalité.

Il serait paradoxal de définir la justice comme une prérogative exclusive de l’État alors même que nous jugeons certaines lois injustes. Nous verrons donc d’abord en quoi l’État définit ce qui est juste. Mais nous réfléchirons ensuite aux conditions qu’il doit remplir pour nourrir cette prétention. Nous verrons enfin que la conscience est un juge indépassable pour évaluer ce qui est juste.

I. L’État décide de ce qui est juste

a) L’État énonce des lois

Énoncer des lois est la prérogative de l’État : celles-ci valent pour tous les citoyens, indépendamment de leurs évaluations personnelles de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. C’est parce qu’elles ont une valeur universelle que les lois permettent la coexistence des individus.

Dans le Léviathan, Hobbes définit le souverain comme celui qui décide, et les sujets comme ceux qui ont l’obligation de lui obéir. En l’absence d’État, rien n’est juste ou injuste : les hommes sont dans un « état de nature » où chacun est entièrement juge des actions à accomplir en vue d’assurer sa conservation « Là où il n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi. Là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste » dit ainsi Hobbes.

Il en résulte un chaos auquel on ne met fin que par un "contrat social" réservant au souverain l’évaluation de ce qui est juste.

b) L’État rend la justice

Décider de ce qui est juste implique aussi de qualifier certaines actions : c’est là encore l’État qui s’en charge par la voie de l’institution judiciaire, chargée de vérifier l’application des lois et de prononcer des sanctions à l’encontre des individus qui les ont transgressées. Si la punition était laissée à l’appréciation subjective de chacun, elle donnerait lieu à la vengeance, qui est toujours arbitraire et disproportionnée, comme le rappelle Hegel.

Pour décider objectivement, il faut remplir quatre conditions énoncées par Ricœur dans Le juste : 1) établir une puissance commune qui se réserve l’usage légitime de la violence ; 2) disposer d’un corpus de lois écrites énonçant les délits et les peines correspondantes ; 3) avoir des tribunaux où les parties se confrontent selon des procédures réglées ; 4) mandater des juges pour représenter la puissance publique et prononcer la « parole de justice ».

Il revient donc à l’État, puissance objective et universelle, de formuler des normes de justice et d’en vérifier l’application. Mais certaines conditions sont requises pour que l’État exerce légitimement cette prérogative.

II. L’État doit lui-même se conformer à la justice

a) L’État doit être légitime

L’État doit se conformer à certains principes de justice. On ne peut, par exemple, accepter qu’un homme seul impose sa volonté à tout un peuple, comme c’est le cas dans la monarchie absolue. Un tel pouvoir où un seul est le maître et tous les autres sont ses esclaves (despotisme) n’a aucune légitimité : étant injuste par sa nature même, il n’est pas fondé à dire ce qui est juste.

Il faut que les institutions soient représentatives, car le pouvoir est fondé sur le consentement et non sur la force : Rousseau en conclut que le souverain ne peut être que le peuple lui-même. Dans un régime républicain, la loi ne s’applique et n’est rendue que parce qu’elle vient de tous et s’applique à tous. Dans Du Contrat social, Rousseau déclare ainsi « Tout gouvernement légitime est républicain ».

b) Le pouvoir ne doit pas s’exercer de n’importe quelle façon

L’autre condition tient à la manière dont le pouvoir est exercé : qu’en serait-il, par exemple, si celui qui possède le pouvoir législatif disposait aussi du pouvoir judiciaire ? Il serait tenté, répond Montesquieu, de faire des lois lui permettant de punir ou d’écarter des adversaires. Ainsi instrumentalisée, la justice serait anéantie. C’est pourquoi il faut séparer les pouvoirs : seul un pouvoir peut empêcher les excès d’un autre pouvoir. « Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d'exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes », écrit-il dans De l'esprit des lois.

Montesquieu invite en outre à distinguer, parmi les normes de justice, les « lois » et les « mœurs ». Instituées par l’État, les « lois » proviennent de la décision du souverain. Mais les « mœurs » relèvent davantage du caractère de la nation, c’est-à-dire de la culture. S’immiscer dans la vie privée des individus serait de même un « abus de pouvoir » manifeste. Au XXe siècle, on a vu comment les systèmes totalitaires - qui suppriment la participation aux affaires publiques, mais cherchent aussi à détruire le jugement autonome et à envahir la vie privée - ont réduit les individus à des pièces interchangeables de la grande machinerie étatique.

Pour fonder sa prétention à dire ce qui est juste, l’État doit lui-même respecter certains principes de justice. Dès lors, n’est-ce pas à la conscience qu’il revient de penser ces principes ?

III. La conscience décide de ce qui est juste

a) L’idée du droit naturel

On distingue le droit positif et le droit naturel. Le premier relève du fait : il s’agit des lois écrites décidées par un État particulier, valables en tel lieu et à tel moment. Le second n’est qu’une idée : une justice idéale, universelle et parfaite, que les hommes n’ont pas faite et qu’ils ne peuvent pas défaire. Les Anciens décrivaient le droit naturel comme un ensemble de normes émanant des dieux (par exemple Sophocle) ou d’un ordre naturel (par exemple Aristote, Cicéron). Dans Antigone de Sophocle, l’héroïne éponyme conteste ainsi la décision du roi Créon au nom des lois divines, « non écrites […] mais intangibles ».

Les Modernes se réfèrent plutôt à la nature de l’homme, comme dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais dans tous les cas, le droit naturel fonctionne, selon l’expression de Rawls, comme un « étalon », c’est-à-dire une mesure de référence pour juger le droit positif. Ainsi, les lois établies par l’État ne décident pas de ce qui est juste, mais doivent s’inspirer de cet idéal de justice.

b) La conscience est meilleur juge que la loi

Il serait dangereux de réduire ce qui est juste à ce que décide l’État, car même de bonnes lois sont parfois inadaptées à des situations très particulières. C’est pourquoi Aristote dit qu’un juge « équitable » doit parfois corriger le « juste selon la loi ». L’autre danger est l’obéissance aveugle, car tout ce qui est légal n’est pas pour autant légitime.

C’est donc à la conscience qu’il revient de décider de ce qui est juste : nous pouvons ainsi refuser d’obéir à un État injuste et nous engager dans une action de désobéissance civile. « On ne doit pas cultiver le même respect pour la loi et pour le bien », prévient Thoreau. En matière de justice, la conscience est un meilleur juge que la loi : « Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? À quoi bon la conscience individuelle alors ? Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite » énonce Thoreau dans La Désobéissance civile.

Conclusion

Il revient pour partie à l’État de décider ce qui est juste, en énonçant des lois ou en prononçant des peines, car l'individu ne peut par lui-même le décider, sans être subjectif ou exercer une forme de vengeance personnelle. Sans État, il ne peut y avoir de lois.

Mais dans cet exercice, il importe avant tout que les décisions s’inspirent d’un idéal de justice qui n’est réductible à aucune institution. Aussi revient-il à la conscience individuelle de penser cet idéal et de garder un œil critique sur les lois.