Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie II, scène 3

Analyse linéaire.

Dernière mise à jour : 26/11/2021 • Proposé par: emmabrun4 (élève)

Texte étudié

ANTOINE. – […] et peu à peu, c’était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma faute.
On devait m’aimer trop puisqu’on ne t’aimait pas assez et on voulut me reprendre alors ce qu’on ne me donnait pas,
et ne me donna plus rien,
et j’étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir me plaindre,
à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé,
tiens, le mot, comblé,
alors que toi, toujours, inexplicablement, tu suais le malheur
dont rien ni personne, malgré tous ces efforts, n’aurait su te distraire et te sauver.
Et lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous abandonnas,
je ne sais plus quel mot définitif tu nous jetas à la tête,
je dus encore être le responsable,
être silencieux et admettre la fatalité, et te plaindre aussi,
m’inquiéter de toi à distance
et ne plus jamais oser dire un mot contre toi, ne plus jamais même oser penser un mot contre toi,
rester là, comme un benêt, à t’attendre.
Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre,
et il ne m’arrive jamais rien,
et m’arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre,
puisque, « à l’ordinaire »,
il ne m’arrive jamais rien.
Ce n’est pas pour une seule fois,
une seule petite fois,
que je peux lâchement en profiter.
Et les petites fois, elles furent nombreuses, ces petites fois où j’aurais pu me coucher par terre et ne plus jamais bouger,
où j’aurais voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre,
ces petites fois, je les ai accumulées et j’en ai des centaines dans la tête,
et toujours ce n’était rien, au bout du compte,
qu’est-ce que c’était ?
je ne pouvais pas en faire état,
je ne saurais pas les dire
et je ne peux rien réclamer,
c’est comme s’il ne m’était rien arrivé, jamais.
Et c’est vrai, il ne m’est jamais rien arrivé et je ne peux prétendre.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie II, scène 3

Jean-Luc Lagarce est un dramaturge et metteur en scène de la fin du 20ème siècle dont l’écriture a été influencée par le théâtre de l’absurde et par le roman. Sa pièce Juste la fin du monde, écrite en 1990, témoigne de ces influences mais est aussi d’inspiration autobiographique. Comme lui qui est atteint du Sida, son personnage Louis, écrivain, se sait proche de la mort. Éloigné des siens depuis 10 ans, Louis revient leur annoncer sa fin prochaine. Mais il ne fera pas cet aveu. La première partie permet à Louis de découvrir la vie et les sentiments de sa famille après son départ. La deuxième partie se concentre sur les sentiments violents d’Antoine, le frère de Louis. Après avoir exprimé le refus de l’entendre (scène 1), Antoine lui reproche dans une très longue tirade d’avoir pris la posture du mal-aimé pour accaparer tout l’amour de la famille dont tous les membres culpabilisent.

Notre passage commence par analyser la culpabilité d’Antoine (1er paragraphe), puis son sacrifice (2ème paragraphe), puis son impuissance (3ème paragraphe). Ainsi, cet extrait nous permettra d’étudier comment cet autoportrait psychologique exploite le topos de l’aveu ou de la confession dans une tonalité tragique.

I. Antoine coupable d'être trop aimé (lignes 1-12)

a) Antoine se sent mal-aimé (l. 1-5)

- l. 1-2 : « peu à peu » : passage de la culpabilité familiale à la culpabilité d’Antoine seul. « faute » répété deux fois à la fin du groupe verbal qui forment une gradation croissante : culpabilité ; « ce ne pouvait être » : formule restrictive qui fait d’Antoine le seul coupable comme s’il était désigné par une puissance extérieure comme la fatalité tragique antique. Sous-entend qu’il est innocent. L’individu à la fois innocent et coupable est une caractéristique du tragique moderne.

- l. 3-4 : expression du sentiment de ne pas être aimé, expliqué (« puisque ») par le détournement de tout l’amour familial sur Louis, mis en valeur par les antithèses « trop » / « pas assez », « reprendre » / « donnait pas »

- l. 5 : conclusion de l’explication précédente : Antoine ne se sent pas aimé ; la tristesse de cet aveu est mise en valeur par la brièveté du vers et par la place finale du pronom indéfini « rien ».

Mais Antoine ne peut pas montrer ce besoin d’amour.

b) Les deux frères jouent un rôle (l. 6-12)

- Antoine : l. 6-9 : champ lexical du bonheur avec énumération des formes verbales « à » et verbe à l’infinitif qui développent l’idée d’un rôle joué par Antoine. Le groupe nominal « bonté sans intérêt » annonce le sentiment d’inutilité d’Antoine. Le vers 9 est un commentaire d’Antoine sur l’emploi du mot « comblé » ; il relève son emploi sans expliciter sa remarque ; on peut l’interpréter comme une forme d’ironie amère : il s’étonne d’avoir employé un mot qu’il considère assez soutenu pour plutôt appartenir au vocabulaire de Louis. C’est une manière de se dévaloriser.

- Louis : le malheur de Louis est mis en valeur par le ton hyperbolique des lignes 10-12 (métaphore « tu suais le malheur », hyperboles « toujours », « rien ni personne », « sauver ») ; mais il est remis en cause par l’adverbe « inexplicablement » qui fait comprendre que ce sentiment est sans cause, par le verbe « suais » qui renvoie à une posture ostentatoire, et par le verbe « distraire » qui peut suggérer, outre un malheur auquel on ne peut pas ne pas penser, que Louis doit se concentrer pour avoir l’air malheureux.

Conclusion intermédiaire : On devine donc ici la douleur d’Antoine. Le départ de Louis va paradoxalement aggraver son sort

II. La soumission tragique du frère sacrifié (l. 13-21)

a) Le départ de Louis (l. 13-15)

- L’aveu que le départ de Louis a été vécu comme un abandon (l. 13-14) mis en valeur par l’épanorthose, la gradation croissante et la place du verbe « abandonnas » à la fin. L’emploi du passé simple après deux passés composés, ajoute de la gravité à l’aveu en raison des connotations littéraires de l’emploi de ce temps.

- Antoine accuse Louis de cruauté (l. 15) : « mot définitif » peut s’entendre comme une allusion aux talents d’écrivain de Louis qui manie bien les mots et qui a pu être vécu comme cruellement méprisant, mais renvoie aussi au tragique par des synonymes comme irrévocable, irrémédiable, évoquant la fatalité. Le verbe « jetas » souligne la violence avec laquelle les paroles de Louis ont été ressenties.

b) Antoine soumis à la fatalité (l. 17-18)

- reprise de l’idée de faute par le mot « responsable ».
- affirmation du registre tragique par l’emploi de « fatalité » dont l’inéluctabilité est indiquée par le verbe « admettre » et par l’adverbe « encore » : il n’y échappe pas.

c) Antoine condamné au silence (l. 18-21)

- thème du silence : « silencieux » (l. 17), « ne plus jamais oser dire un mot » (l. 19) ;

- la vie d’Antoine est vouée à se soucier de son frère : « te plaindre » (l. 17), « m’inquiéter de toi » (l. 18) ; les négations associées à « contre toi ».

- hormis ce souci constant, la vie d’Antoine se vide : le groupe verbal « rester là » indique l’absence de mouvement ; « comme un benêt » suggère l’absence de pensée ; « à t’attendre » exprime la posture de toute la famille et rappelle le thème d’une autre pièce de Lagarce évoquant l’attente du retour du frère : J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (1995).

Conclusion intermédiaire : La vie d’Antoine est entièrement soumise à l’absence de Louis. C’est ce qu’il développe par la suite.

III. L’impuissance d'Antoine (l. 13-40)

a) Une vie vide (l. 22-29)

- l’emploi du présent de l’indicatif (« suis », « arrive », « peux ») indique un changement : Antoine ne parle plus de son passé jusqu’au départ de Louis, mais de sa vie générale, depuis le départ de Louis jusqu’au présent de la pièce.

- l’affirmation de la ligne 22 est une antiphrase ironique puisque le superlatif relatif de l’adjectif « heureuse » contredit tout ce qui précède et ce qui suit.

- « il ne m’arrive jamais rien » répété l. 23 et 26, la 2ème fois affirmée pour nier la ligne 24 : « m’arrive-t-il quelque chose » : c’est l’idée qui ne permet pas de croire à l’affirmation précédente. Le pronom « rien », déjà employé ligne 5, affirme radicalement le vide de la vie d’Antoine, alors qu’il a une famille.

- l. 27-29 : Antoine reprend l’idée de la l. 24 : sa vie n’est pas entièrement vide, mais cela ne change pas l’impression globale (la phrase est inachevée ; ce sens est sous-entendu) : ceci est exprimé par la qualification de « fois » : « une seule », « une seule petite » : l’épanorthose renforce la réduction de cette occasion à presque rien. L’adverbe « lâchement » rappelle la culpabilité exprimée au début du passage.

b) Une dépression dissimulée (l. 30-34)

- transition : c’est la poursuite du thème des « petites fois » (l. 30, 33) repris par « elles », « les », « en ».

- il semble que ces « petites fois » soient des occasions de confiance et de liberté où il aurait pu montrer son véritable état : « où j’aurais pu me coucher par terre et ne plus jamais bouger » : cette proposition relative donne une image de la mort. La suivante (l. 32) aussi mais évoque davantage la dépression.

- la ligne 33 explique la violence du personnage : le participe passé « accumulées » et le groupe nominal « des centaines » montre Antoine comme un volcan prêt à entrer en éruption.

- Ce portrait psychologique d’Antoine se conclut (« au bout du compte », l. 34) comme il a commencé, par l’idée de « rien » qui est la constante (« toujours ») de cette introspection. Ainsi, sa dépression même est vidée de toute importance.

c) L’impuissance et la fatalité (l. 35-40)

- transition : la question l. 35 introduit une explication faisant comprendre pourquoi ces « petites fois » n’ont aucune valeur.

- les lignes 36-38 font se succéder rapidement trois raisons, toutes liées à l’impossibilité d’en parler : « en faire état », « dire », « réclamer », mais avec des nuances : la 1ère revient à l’impossibilité de se plaindre annoncée l. 6 ; la 2ème à l’interdiction de parler (voir l. 19), la 3ème à l’impossibilité de demander quoi que ce soit pour lui-même évoquée l. 8.

- les lignes 39-40 ont valeur de conclusion (signalée par ailleurs par la présence de deux points finaux) en deux étapes, d’abord une comparaison à valeur hypothétique : « comme si » (l. 39) puis une affirmation « Et c’est vrai » (l. 40). Les mots « rien » et « jamais », répétés, sont une dernière fois repris, concluant l’introspection d’Antoine sur la négation totale de l’intérêt de sa vie.

- les derniers mots (« et je ne peux prétendre. ») sont elliptiques : on pourrait ajouter « le contraire ». C’est un rappel de la difficulté d’Antoine à parler même au cœur de sa tirade. On peut l’entendre comme une sorte d’excuse : il ne faudrait pas que Louis croie que sa longue tirade serait une manière d’affirmer que sa vie vaille quelque chose.

Conclusion intermédiaire : les verbes « voulu » (l. 32), « peux » (l. 24, 38, 40), « pu » (l. 30), « pouvais » (l. 36) sont toujours associés à la négation ou à l’irréel (valeur du conditionnel) et montrent son impuissance, comme s’il était soumis à une fatalité

Conclusion

Rappel de la problématique: comment cet autoportrait psychologique exploite le topos de l’aveu ou de la confession dans une tonalité tragique.

Synthèse : c’est donc un autoportrait psychologique : la culpabilité d’Antoine aboutit au sacrifice de sa propre vie. L’impuissance d’Antoine à échapper à cette relation aliénante est exprimée comme une fatalité. La tonalité tragique se voit aussi dans l’innocence réelle d’Antoine. Le développement de la position du fils aîné dans cette pièce rappelant la parabole du retour du fils prodigue fait donc d’Antoine une construction dramatique relevant d’une forme de tragique moderne dans laquelle la famille tient lieu de malédiction.

Ouverture : tirade de Phèdre dans Phèdre de Racine : autre longue tirade utilisant le topos de l’aveu qui montre une autre forme d’impuissance tragique familiale, celle de résister au désir que lui inspire Hippolyte.