Au XVIIIᵉ siècle, le mouvement philosophique et littéraire des Lumières est inspiré par la lutte contre l’obscurantisme et l’abus de l’autorité du pouvoir royal. Les Lumières recentrent leur réflexion sur l’homme et cette dernière s’inspire de faits plutôt que de croyances. Denis Diderot est une figure marquante de ce mouvement. Il est en effet à l’origine de la rédaction de la célèbre Encyclopédie, qui bouleverse alors les modes de pensée.
Mais Diderot n’est pas seulement l’homme de L’Encyclopédie, qui se base sur des connaissances scientifiques ; il est aussi un critique d’art, qui se laisse inspirer par la nature. De 1759 à 1781, il rend compte de l’exposition de peinture de Paris, qui se tient tous les deux ans et qu’on appelle Salon. En 1767, il commente un tableau d’Hubert Robert, Grande Galerie antique, éclairée du fond, et exprime les sentiments que lui inspire sa contemplation, comme celui de la finitude de l’être humain.
Comment, par l’observation du tableau, Diderot se laisse-t-il aller à une réflexion sur la condition humaine ? Nous verrons tout d’abord que le cadre peint est propice à la réflexion, avant d’étudier en deux temps l’itinéraire moral inspiré par le déplacement du regard sur le tableau.
I. Un tableau propice à la réflexion
D’une part, le tableau inspire la réflexion.
Premièrement, la beauté du cadre naturel permet à Diderot d’initier sa réflexion. En effet, le champ lexical de la nature est utilisé dans le premier paragraphe : « rocher », « forêt », « vallon », « torrent ». Cela montre l’absence de modification humaine, l’environnement est intact et préservé. La pureté du lieu est ainsi mise en évidence par l’auteur. De plus, la personnification « que les ruines réveillent en moi » (ligne 1) met en avant le tableau qui prend vie, qui s’anime. Le paysage dévasté devient source d’inspiration artistique et littéraire et donc de création pour Diderot. La pensée de Diderot est ainsi réveillée et les idées et sentiments exprimés fusent.
Ensuite, le lieu peint par Hubert Robert est intemporel. Effectivement, Diderot compare sa vie limitée dans le temps à celle infinie des objets peints, avec l’utilisation répétée de démonstratifs : « celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues » (lignes 5 et 6). L’infinitude de l’existence de ces éléments inspire donc le philosophe, notamment par la comparaison avec l’être humain, qui initie sa propre vie.
Ensuite, l’utilisation de verbes à l’infinitif : « me parler tout haut, m’affliger, verser des larmes… » (lignes 22-23) renforce l’intemporalité, puisque la réflexion évoquée peut avoir lieu à tout moment. Diderot s’accorde le droit de penser ouvertement et de s’abandonner à ses émotions lorsqu’il est en paix avec lui-même et non à un moment défini, ce qui marque également une forme de liberté.
Enfin, la répétition anaphorique « C’est là » (lignes 13 à 16) insiste sur le fait que c’est le seul endroit pour apaiser ses peines, notamment amoureuses. Il possède une pleine liberté dans ce cadre naturel, et la solitude lui est très fortement bénéfique. Des moments hors du temps sont évoqués, seul ou en compagnie de ses proches. Dans tous les cas, l’isolement du lieu garantit que personne de l’extérieur ne viendra interrompre ces moments privilégiés.
II. Une évolution morale sur la perception de la mort
D’autre part, une évolution morale sur la perception de la mort est initiée par l’observation du tableau.
D’abord, une peur initiale de la mort est exprimée par Denis Diderot. L’hyperbole « je marche entre deux éternités » (ligne 3) nous montre l’éternité du temps, qui est infini, et du monde, qui perdure malgré les changements constants. Face à cela, l’être humain se situe entre l’éphémère et l’infini, ce qui est source de tourments pour Diderot. Il semble ici tiraillé entre la vie et le déclin. Ensuite, une tension lui survient, car il a conscience que son existence pourra finir, avec le point d’exclamation « je ne veux pas mourir ! » (ligne 8).
Il a peur de la mort et de cette condition à laquelle il est condamné et ne peut s’échapper. Cette frayeur lui survient justement en observant un théâtre de destruction : il ne souhaite pas finir de la même manière. De plus, l’utilisation de verbes pronominaux renforce l’effet de ce qu’il observe sur son ressenti : « les objets qui m’environnent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend » (lignes 4 et 5). Cela lui rappelle la mort à laquelle il est destiné, et le tragique de la condition humaine.
Cependant, cette peur est apaisée par l’acceptation de sa finitude. Effectivement, la périphrase « moi, moi seul » (lignes 10 et 11) montre la résistance de l’auteur, du monde entier, emporté par une vague, qui les conduit vers la destination finale de la vie : la mort. Face à cette tragédie, Diderot résiste. Il utilise l’étonnement, mêlé au réalisme, sa capacité à se rendre compte de la situation et à prendre du recul pour y échapper ou du moins, éviter les sentiments négatifs.
Cela montre qu’il se détache de ses appréhensions pour ainsi être en paix avec lui-même. De plus, la locution conjonctive de condition répétée : « Si mon âme est revenue d’un sentiment tendre […] je goûterai toute la douceur de son repos » (lignes 19 et 20) permet à Diderot d’émettre une hypothèse quant à une possible aventure amoureuse. Il est en quête d’amour et de paix avec lui-même et avec les autres. Il ne se refuse pas à aimer, mais cherche à effacer le passé pour construire un futur apaisé.
Enfin, l’utilisation du passé composé « j’ai rompu avec tous les embarras de la vie » (lignes 21-22) montre que l’auteur se réfugie dans le présent et l’intemporalité de l’œuvre qu’il est en train d’observer. Il se laisse aller, tout en étant serein quant à l’avenir.
III. La beauté oxymorique de la mort
Enfin, la beauté oxymorique de la mort est dépeinte par Denis Diderot.
En effet, la forme impersonnelle nous montre une finitude de la vie : « tout s’anéantit, tout périt, tout passe » (lignes 1 et 2). C’est ici toute une masse qui se fane et s’éteint, la vie finit inexorablement par s’épuiser. C’est pour cela qu’on retrouve une forme de beauté renforcée par l’éphémère : puisque quelque chose a une fin, il faut savoir l’apprécier tant qu’elle est présente.
Ensuite, l’antithèse entre « reste » et « ruine », et « périt », « s’anéantit » et « passe » nous montre que, malgré la finitude de certains éléments, d’autres sont intemporels. Ces éléments indestructibles sont sublimés par la mort, puisqu’ils persistent dans un environnement qui ne cesse d’évoluer.
De plus, la métaphore « asile désert, solitaire et vaste » compare le décor peint par Hubert Robert comme un endroit propice au recueillement et à la sérénité. La solitude est bénéfique à Diderot, qui fait de ce lieu dévasté presque un lieu de culte. La mort est donc intégrée dans ce cadre comme un élément naturel.
La réflexion de Diderot lui permet de se détacher de ses angoisses inutiles pour trouver une forme d’apaisement. La mort n’est plus vue comme un élément de destruction, mais comme quelque chose qui vient davantage renforcer la beauté.
Conclusion
Pour conclure, Denis Diderot s’abandonne dans un cadre intemporel qui lui inspire la beauté et qui constitue pour lui un idéal à atteindre par sa réflexion en tous points. Sa vision sur le monde évolue également. En effet, la peur initiale de la mort est dépassée par l’acceptation de sa condition et une sublimation de la mort.
Dans Rêveries d’un promeneur solitaire, Rousseau retrace lui aussi un itinéraire physique grâce à ses balades dans la nature, tout en s’abandonnant à ses pensées, ce qui lui permet de s’interroger sur des sujets philosophiques, comme celui de la condition humaine.