La Bruyère, Les Caractères - V, 7 : Acis

Commentaire rédigé en classe et corrigé par mon professeur particulier, dans le cadre de l'oral de bac de première générale.

Dernière mise à jour : 03/05/2025 • Proposé par: Zervoc00 (élève)

Texte étudié

Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : "Il fait froid" ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : "Il pleut, il neige." Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : "Je vous trouve bon visage."

— Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs qui ne pourrait pas en dire autant ? — Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables les diseurs de phoebus ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : "Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez."

La Bruyère, Les Caractères - V, 7

Jean de La Bruyère (1645-1696) est un moraliste du XVIIe siècle, contemporain de la période classique marquée par l'ordre, la raison et la quête de clarté dans le langage. Il est connu pour ses Caractères (1688), une œuvre qui s'inspire d'auteurs antiques comme Théophraste, et se caractérise par son style vif et moraliste. L’œuvre critique les mœurs et les travers de ses contemporains, à travers des portraits incisifs et satiriques. Dans le portrait d'“Acis”, La Bruyère s'attaque aux discours pompeux et obscurs. Le passage étudié y critique leur prétention, et valorise un langage simple et intelligible.

Comment La Bruyère, à travers l'ironie et la satire, dénonce-t-il les travers du langage ampoulé et valorise-t-il la clarté et la simplicité ? Dans un premier temps, nous observerons la dénonciation de la complexité inutile de la ligne 1 à 7, puis, dans un second temps, le réquisitoire contre les « diseurs de Phœbus », de la ligne 8 à 15.

I. La dénonciation de la complexité inutile (lignes 1 à 7)

a) L'opposition entre les formules alambiquées et les phrases simples

Le passage s'ouvre avec une série de questions rhétoriques et exclamatives : « Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas. ». Ces interrogations traduisent l'incompréhension feinte de l'auteur face au discours alambiqué d'Acis. La répétition « vous plairait-il de recommencer ? » renforce l'effet comique et met en lumière l'inefficacité de l'expression compliquée. Le ton ironique est évident dès les premières lignes, soulignant le ridicule de ce type de discours.

L'auteur oppose des phrases simples et directes « Il fait froid », « Il pleut, il neige » au discours inutilement élaboré d'Acis. Par cette juxtaposition, La Bruyère valorise un langage clair, compréhensible par tous, et dénonce l'obscurité volontairement recherchée. La structure répétitive des exemples accentue l'idée d'une simplicité universelle et accessible. En montrant des alternatives claires, il ridiculise indirectement Acis et son incapacité à communiquer efficacement.

b) Une complexité qui cache un discours creux

Le texte suggère que la complexité du discours d'Acis résulte davantage d'une volonté de se distinguer que d'une réelle profondeur intellectuelle. Cette critique est explicite lorsqu'il est mentionné : « cela est bien uni et bien clair ; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? » La Bruyère s'attaque ici à une fausse érudition, qui utilise des « ornements » inutiles pour masquer un vide de pensée.

En dénonçant cette complexité inutile, La Bruyère fait écho à l'idéal classique de la clarté et de l'ordre dans la langue. Ce rejet de l'affectation s'inscrit dans un contexte où la simplicité est perçue comme une marque de véritable esprit et de maîtrise du langage.

II. Le réquisitoire contre les « diseurs de Phœbus » (lignes 8 à 15)

a) Une dénonciation du manque d'esprit et de l'arrogance

La Bruyère commence par souligner le manque d'esprit véritable chez Acis et ses semblables : « Une chose vous manque, c'est l'esprit. ». Cette affirmation, à la fois tranchante et ironique, s'attaque directement à leur prétention. Le mot « esprit » est ici utilisé dans un sens classique, désignant la clarté, la concision et la profondeur de la pensée.

L'absence d'esprit est encore aggravée par leur opinion sur eux-mêmes : « il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres. ». Cette formulation souligne leur arrogance et leur illusion d'une supériorité intellectuelle. La Bruyère qualifie leur discours de « pompeux galimatias » et de « grands mots qui ne signifient rien ». Ces expressions péjoratives dénoncent un langage inutilement sophistiqué, qui cherche à impressionner, mais manque de contenu réel. L'expression « pompeux galimatias » est un oxymore révélateur : il associe la grandeur affectée (« pompeux ») au désordre et au vide de sens (« galimatias »). Ce langage est dépeint comme un masque destiné à dissimuler un manque de profondeur intellectuelle.

b) Une défense de l'idéal classique de la simplicité et de la clarté

Dans les dernières lignes, La Bruyère donne un conseil ironique à Acis : « Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle. ». Cette injonction joue sur le paradoxe d'être authentiquement simple pour paraître plus spirituelle. Le ton moqueur et impératif accentue la dénonciation des travers des « diseurs de Phœbus. ». La phrase « ayez, si vous pouvez, un langage simple » reflète les valeurs classiques prônées par La Bruyère, où la clarté et la sincérité du discours sont perçues comme des marqueurs de véritable intelligence.

Par sa critique des « phrases embrouillées », La Bruyère défend l'idéal classique de la simplicité et de la clarté. Ce réquisitoire dépasse le contexte de son époque et s'applique encore aujourd'hui, dans des situations où la complexité excessive est utilisée pour masquer une insuffisance de pensée. Dans ce mouvement, La Bruyère poursuit sa critique des discours artificiels avec une précision redoutable. Il expose non seulement le vide intellectuel, avec la périphrase « diseurs de Phœbus », mais également leur prétention et leur éloignement des valeurs classiques d'un langage clair et sincère.

Conclusion

Dans cet extrait de Les Caractères de La Bruyère, l'auteur, à travers l'ironie et la satire, dénonce les travers du langage pompeux et valorise la clarté et la simplicité. En effet, La Bruyère critique la complexité inutile du langage dans un premier mouvement, puis directement leurs auteurs, les « diseurs de Phœbus » dans un second mouvement.

En fait, La Bruyère, à travers cette satire, invite à une réflexion intemporelle sur l'importance d'un langage clair et accessible. De même, on pourrait penser à Molière, qui, dans des œuvres comme Les Précieuses ridicules, ridiculise également les excès d'un langage affecté.