Molière, Le Malade imaginaire - Acte I, scène 1

Plan détaillé de commentaire linéaire rédigé par un professeur de lycée.

Dernière mise à jour : 01/11/2023 • Proposé par: SYL (élève)

Texte étudié

ARGAN, assis, une table devant lui, comptant des jetons les parties de son apothicaire.

Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt ; trois et deux font cinq. « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient, pour amollir, humecter et rafraîchir les entrailles de monsieur. » Ce qui me plaît de monsieur Fleurant, mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de monsieur, trente sols. » Oui ; mais, monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil ; il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement ! Je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit ; vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols ; et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. « Plus, dudit jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de monsieur, trente sols. » Avec votre permission, dix sols. « Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif et somnifère, composé pour faire dormir monsieur, trente-cinq sols. » Je ne me plains pas de celui-là ; car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize, et dix-sept sols six deniers. « Plus, du vingt-cinquième, une bonne médecine purgative et corroborative, composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de monsieur, quatre livres. » Ah ! monsieur Fleurant, c’est se moquer : il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il vous plaît. Vingt et trente sols. « Plus, dudit jour, une potion anodine et astringente, pour faire reposer monsieur, trente sols. » Bon, dix et quinze sols. « Plus, du vingt-sixième, un clystère carminatif, pour chasser les vents de monsieur, trente sols. » Dix sols, monsieur Fleurant. « Plus, le clystère de monsieur, réitéré le soir, comme dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols. « Plus, du vingt-septième, une bonne médecine, composée pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs de monsieur, trois livres. » Bon, vingt et trente sols ; je suis bien aise que vous soyez raisonnable. « Plus, du vingt-huitième, une prise de petit lait clarifié et dulcoré pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur, vingt sols. » Bon, dix sols. « Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoar, sirop de limon et grenades, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. » Ah ! monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade : contentez-vous de quatre francs, vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc que, de ce mois, j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et, l’autre mois, il y avoit douze médecines et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. Allons, qu’on m’ôte tout ceci. (Voyant que personne ne vient, et qu’il n’y a aucun de ses gens dans sa chambre.) Il n’y a personne. J’ai beau dire : on me laisse toujours seul ; il n’y a pas moyen de les arrêter ici. (Après avoir sonné une sonnette qui est sur la table.) Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin. Point d’affaire. Drelin, drelin, drelin. Ils sont sourds… Toinette. Drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnois point. Chienne ! coquine ! Drelin, drelin, drelin. J’enrage. (Il ne sonne plus, mais il crie.) Drelin, drelin, drelin. Carogne, à tous les diables ! Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin drelin, drelin. Voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin ! Ah ! mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin.

Molière, Le Malade imaginaire - Acte I, scène 1

Célèbre pour ses comédies de caractères qui dénoncent les défauts humains excessifs comme L’Avare, le Misanthrope ou les Précieuses Ridicules, Molière offre avec Le Malade Imaginaire, en 1673, son ultime pièce qui résonne comme un testament, puisqu’il meurt à l’issue de la 4eme représentation. Il s’agit d’une comédie-ballet en trois actes séparés par des intermèdes, écrite pour Louis XIV en personne à qui le texte est dédié. Molière décrit lui-même cette œuvre comme une « comédie mêlée de musique et de danse », ce qui ne manquait pas de séduire le roi, grand amateur de ces genres artistiques. La pièce met en scène le personnage de Argan, un père de famille hypocondriaque, désirant marier sa fille Angélique à un jeune médecin pédant.

Passé le prologue destiné à louer les exploits militaires du Roi Soleil, la scène 1 de l’acte I s’ouvre sur Argan, seul en scène, qui fait le compte mensuel de ses nombreux traitements médicaux. En quoi cet extrait est-il caractéristique d’une scène d’exposition ? Nous verrons d’abord comment la scène permet de présenter le personnage principal, qui correspond au type théâtral du vieux barbon de comédie, puis nous étudierons la satire de la médecine que Molière développera tout au long de la pièce.

I. Argan, un archétype théâtral

(Du début jusqu’à « ses parties sont toujours fort civiles. »)

a) Le thème de la médecine au centre de la pièce

Le nom du personnage l’inscrit d’emblée dans le domaine médical : l’huile d’argan est connue pour ses vertus curatives. Par son nom même, Argan incarne déjà un malade. La didascalie initiale précise qu’il est « assis », donc statique et en posture d’infériorité. Il est celui autour duquel les autres vont devoir tourner, il est au centre de la scène comme de l’intrigue.

b) L'obsession des chiffres

Le champ lexical de l’arithmétique et du calcul est omniprésent : litanie de nombres qui dévoile un personnage obsédé par la comptabilité et surtout le contrôle. Il gère ses comptes comme il gère son corps (type comique de l’avare que Molière a déjà caricaturé.) On note qu’il regarde à la dépense : un authentique malade ne serait-il pas prêt à tout dépenser pour guérir ? Il a un caractère obsessionnel, qui transparaît dans la répétition : « trois et deux font cinq ». Effet comique qui nous invite à rire de lui.

c) Argan, auteur et metteur en scène de sa propre maladie

Argan, seul en scène, imite son apothicaire Monsieur Fleurant comme l’indique l’ouverture des guillemets. Ici Argan mène un dialogue fictif avec cet homme très important pour lui. Il fait les formulations de Fleurant et lui répond comme s’il était présent (« ah c’est se moquer ! »). Ce dialogue fictif suggère que Argan est l’auteur et le metteur en scène de sa propre maladie puisque c’est lui qui écrit et interprète le texte des médecins dans cette scène d’exposition. Le nom de Fleurant rabaisse le personnage à un simple rôle de renifleur de selles ! L’obsession de Fleurant pour les nombres crée un effet de miroir avec son patient : ils sont tous deux obsédés. Tout cet échange imaginaire met en évidence la folie du personnage : alternance des pronoms « je » et « vous » montre bien l’existence d’un locuteur et d’un destinataire mais celui-ci est absent.

II. Une satire de la médecine

(de « les entrailles de Monsieur » jusqu’à la fin)

a) Un discours pédant et abscons

Molière utilise le discours rapporté de l’apothicaire pour se moquer de la médecine de son époque. Ainsi le langage de Fleurant est plus poétique que scientifique : il utilise des effets de rime (« détersif/soporatif, purgative/corroborative »), des allitérations (en S « casse récente avec séné levantin »), des effets de paranomase (proximité de sons semblables) « clystère, catholicon ». La médecine relève plus du beau langage que de la vraie science. Le style pédant et abscons de Fleurant met en place la parodie du style médical qui sera un fil directeur de la pièce. Monsieur Purgon apparaît dans le discours : on cite le médecin responsable de toutes ces ordonnances. Son nom évoque bien entendu sa principale fonction : purger, c’est-à-dire faire aller aux toilettes. La scène d’exposition continue donc sa présentation des personnages.

b) Fleurant, un commerçant plus qu'un médecin

Fleurant fixe les prix comme un commerçant et non comme un soignant : « les entrailles, trente sols ». En plaçant en apposition les organes soignés avec le prix du traitement, on comprend que la médecine ne cherche pas à guérir le corps mais plutôt à en évaluer le prix. En outre, tout cela semble déterminé au hasard en fonction de l’humeur. L’obsession de l’argent dénonce la volonté d’enrichissement des médecins et non de guérison. Argan lui-même trouve les prix excessifs : l’effet du traitement n’a pas d’importance, il n’en regarde que le coût. Le champ lexical de l’argent (« sols, livres, deniers… ») rappelle que l’apothicaire est avant tout un marchand. D’ailleurs il exagère la valeur des choses, comme un commerçant malhonnête (« en langage d’apothicaire c’est-à-dire dix sols ».) C’est un simple comptable, qui dresse l’inventaire des prescriptions : le but n’est pas de guérir, mais de facturer (« rhubarbe, miel rosat et autres… ») Autres quoi ? Aucune précision, aucune science.

c) Argan, plus une machine qu'un homme

L'énumération des soins « balayer, laver et nettoyer » relève plus du comique que de la science : Argan n’est donc qu’un sol qu’il faut entretenir. En négociant le prix de chaque traitement, Argan transforme la relation avec le soignant en une relation vendeur-client. Il évalue d’ailleurs les effets des médicaments comme un client satisfait ou non du produit qu’il vient d’acheter (« Je ne me plains pas car il me fit bien dormir. »). Le corps d’Argan est traité comme une machine aux multiples pièces qui tombent en panne, avec l'énumération interminable des différents problèmes : « bas ventre », « bile », « vents », « humeurs », « sang » etc. classés par jour du mois. Argan n’est plus un homme, il n’est qu’organes indépendants et déconnectés. Molière se moque de la théorie des humeurs, très en vogue au XVIIe. Les parties du corps nommées ne sont pas un hasard : elles sont triviales, presque scatologiques (« vents »). La pièce s’ouvre donc comme une farce médiévale.

d) Un malade qui choisit de l'être

Le style presque rabelaisien, via les longues phrases aux expansions enchâssées et le vocabulaire médical spécialisé : sensation de profusion comique propre à Rabelais. La tirade de Fleurant évoque des fruits exotiques (« grenades », « bézoar »). Les traitements utopiques qui semblent dotés de pouvoirs magiques…Mais l’illusion est vite brisée par Argan : « on ne voudra plus être malade ». Ce comique de mots via une expression antithétique (mise en relation de deux termes contradictoires) suppose que la maladie de Argan est un choix, ce qui transforme sa thérapie en loisir, voire en plaisir. Il y a un aspect enfantin ridicule, quasi gargantuesque, à voir ce vieil homme se réjouir de subir des lavements. Il s’agit bien d’un malade imaginaire qui veut être malade. Argan fait enfin le bilan et constate qu’il a pris moins de médicaments ce mois-ci : au lieu de s’en réjouir, il s’en inquiète : il ne s’agirait tout de même pas de guérir !

e) L'aigreur et l'égocentrisme d'Argan

La scène s’achève sur la mention d’un nouveau personnage, la servante Toinette, et montre de nouveaux aspects de la personnalité d’Argan : son aigreur et son égocentrisme. Toinette remplace Fleurant dans le dialogue imaginaire du vieil homme : il la traite en l’injuriant, avec impatience et méchanceté, mais Argan est aussitôt ridiculisé par l’usage de sa petite sonnette dont il imite le bruit. Il devient un pantin farcesque, qui agite ses grelots. Nous comprenons qu’il est inoffensif et avant tout pathétique. La gradation des interjections « chienne, coquine, carogne ! », ainsi que l'allitération dure en K crée des effets sonores chaotiques, couplets au son de la cloche, qui relève de la farce pure. Il s'agit d'un comique de geste, de mots et de situation. Les plaintes finales sont des hyperboles qui dévoilent de façon comique l’égocentrisme d’Argan (« un pauvre malade tout seul ; ils me laisseront ici mourir. ») Cette dernière réplique sonne comme une note d’intention de Molière lui-même, qui annonce vouloir mourir « ici », c’est à dire sur scène, dans un rôle qu’il s’est écrit sur-mesure.

Conclusion

Il s’agit bien d’une scène d’exposition. Si elle n’expose pas le nœud de l’intrigue, à savoir le mariage forcé d’Angélique et les manigances familiales autour d’Argan, elle pose le climat et la tonalité de la pièce : nous sommes dans une comédie satirique au croisement de la farce et du classicisme, qui entend rire de la médecine et des obsessionnels.

Tout l’esprit du XVIIe semble réuni sous la devise de Molière à propos de la comédie « castigat ridendo mores » : elle corrige les mœurs par le rire.