Se doit-on quelque chose ? “SE doit-on” fait référence au fait d'avoir des devoirs vis à vis de nous, et le “on” fait également référence à nous-même mais aussi à autrui et donc plus généralement à la société. “Avoir des devoirs” est une expression courante qui implique la présence d’un sujet à l’égard duquel nous sommes engagés. Il est fréquent de penser que nos obligations ont pour unique destinataire autrui. En effet, la vie sociale implique des relations qui ne peuvent fonctionner qu’à la condition d’être organisées par des lois et intériorisées par chacun sous la forme de devoirs.
Être honnête, être respectueux, sont des valeurs reconnues pour être justes, ce sont des devoirs moraux, c’est-à-dire le fait d’agir bien, et ce quelles que soient les circonstances et indépendamment de ce que l’on désire ou de ce qui pourrait nous intéresser. Mais est-ce là la totalité de nos devoirs ? Enfin, le devoir semble avoir une valeur de réflexion au sens où il s’adresse également à nous-mêmes. Ce qu’il signifie que nous nous devons quelque chose, ce qui peut poser problème à certains. Ainsi, nous allons donc nous demander si nous n’avons des devoirs qu’envers autrui.
I. L'homme malgré son autonomie a des devoirs envers lui-même
L'homme est libre, il s'appartient donc, mais il a quand même des devoirs envers lui-même.
En effet, ce n'est pas parce que l'homme est libre qu'il a tout pouvoir sur lui. Il ne peut dégrader ni sa liberté ni son intelligence. L'homme n'est pas une chose, en effet, notons que Kant invite chacun d’entre nous à ne pas se traiter soi-même comme une chose. Ainsi, l’homme à donc le devoir de se respecter soi-même. Ce point est essentiel car il montre que sans respect de soi, les relations aux autres sont forcément perverties. De plus, les devoirs envers soi-même ne sont pas des devoirs envers soi en tant qu'individu, mais envers ce qui fait de soi une personne morale : comme l'intelligence et la liberté. L'individu est désigné par toutes ses caractéristiques alors que la personne morale est représentative de l'humanité. En effet, Kant nous dit : “Si le moi qui oblige est entendu dans le même sens que le moi obligé, c’est, dans ce cas, un concept contradictoire que celui de devoir envers soi-même”. Mais par la suite il vise à montrer que cette contradiction n’est qu’apparente. En effet, il estime qu’il est possible de résoudre ce qu’il appelle “l’antinomie” soit une contradiction, une opposition totale des devoirs de l’homme envers lui-même en faisant l’hypothèse que nous pouvons nous envisager nous-mêmes sous deux aspects différents. En fait, pour ce philosophe, ce n’est pas vraiment la même personne qui oblige et qui est obligée, ce qui serait en effet, bien contradictoire. Donc celui qui oblige est l’être agissant librement qui est en nous et l’obligé est l’être agissant selon les lois causales, qui est également en nous. Ce sont donc deux personnes différentes ou plus exactement, la même personne sous deux aspects différents.
Ainsi, avoir des devoirs envers soi-même, ce n’est pas envers soi comme individu, mais c’est envers la liberté et l’intelligence qui font de soi une personne morale. Prenons l’exemple de Kant qui propose une morale qui repose entièrement sur la raison, que chaque homme possède. Le devoir moral est à chercher à l'intérieur de soi. Or, puisque chaque homme peut trouver en lui ce qu'il doit faire, le devoir n'est pas relatif, c’est-à-dire qu’il ne varie pas selon les individus et leurs préférences. Il est donc universel. On parle de morale déontologique pour désigner cette vision du devoir moral fondé sur la raison. Kant rejette les morales de l'autorité et valorise l'autonomie de l'homme, le fait de se donner sa propre loi grâce à sa raison. Selon lui, le principe du devoir envers soi-même entretient un lien étroit avec notre propre valeur intrinsèque, il nous dit dans ses Leçons d'éthique que “Les devoirs envers soi (...) reposent tout entier sur la dignité de l'humanité”. A tel point qu’il affirme que « ces devoirs envers soi viennent en premier et sont les plus importants de tous ».
II. Mais nos devoirs envers nous-mêmes renvoient à autrui
Mais c'est-à-dire que, à moins de respecter ses devoirs envers soi, l'homme ne peut respecter ses devoirs envers autrui. Et donc, “Celui qui contrevient à ses devoirs envers lui-même rejette du même coup l'humanité”. D’autre part, l'obligation de l'homme envers lui-même se définit comme l'obligation de l'homme envers l'humanité qui réside dans sa personne : l'homme « est un être capable d'obligation et en particulier d'obligation envers lui-même » dans Doctrine de la Vertu. Tout devoir envers soi-même a pour principe la loi en vertu de laquelle on se considère comme obligé de respecter l'humanité dans sa personne, c'est-à-dire la loi qui fait de l'estime de soi au sens pratique un devoir. Dans la perspective de Kant, le devoir formel envers soi-même est la condition nécessaire pour l'accomplissement des devoirs envers autrui. Il existe donc un lien conceptuel entre le devoir envers autrui et le devoir envers soi-même. En effet, Kant le souligne en se fondant que sa propre action peut devenir le principe d’une loi pour tous. Ce qui signifie qu'il faut donc élever sa pensée au-delà de son intérêt particulier et s’efforcer de se mettre à la place de l’autre. Nous voyons ainsi que les devoirs envers autrui impliquent des obligations envers soi. C’est ainsi que le philosophe Hegel déclare que le premier devoir envers soi est de se former, de travailler à perfectionner sa raison, de façon à pouvoir saisir ce qui importe véritablement. De plus, le lien entre soi et autrui est présent dans le second impératif de la morale kantienne lorsqu’il nous dit : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta personne comme dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen”.
Autrui désigne un individu, un autre humain, mais un individu indéterminé. La particularité d'autrui est qu'il désigne l'autre soi-même, l'alter ego : autrui, c'est un autre nous, qui est à la fois notre semblable, et pourtant différent de nous. En effet, on trouve dans la plupart des religions et dans la plupart des philosophies cette règle morale, exprimée de diverses manières, et considérée comme une règle d’or : “Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse”. Cette règle est à l’origine de ce que l’on appelle un “universalisme moral”, donc une doctrine ou une opinion qui considère l'univers comme une unité englobant tous les êtres humains. Dans la religion chrétienne, les apôtres Matthieu et Luc déclarent dans le Nouveau Testament, que Jésus nous demande d’aimer notre prochain comme soi-même. Ainsi, le respect d’autrui se traduit selon une règle de réciprocité : c’est en nous mettant à la place d’autrui que nous apprenons à le respecter. Donc pour comprendre que nous devons respecter autrui, il faut l’envisager comme un autre soi-même. Ainsi, prenons l’exemple de l’abolition de la peine de mort en 1981 en France qui symbolise la tentative de mettre en œuvre la morale de réciprocité au principe de respect. Ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse amène donc à ce que nous ne fassions pas systématiquement à autrui ce qu’il nous a fait. Et donc, la loi du Talion, dont la maxime est “œil pour œil, dent pour dent”, doit être dépassée. Abolir la peine de mort, c’est admettre que quoi qu’il ait fait, un homme reste un homme. L’humanité de l’homme devient ainsi un principe métaphysique, c'est-à-dire qui dépasse l'action et la connaissance, qui suppose un principe supérieur. Si l’on reprend l’exemple de la religion chrétienne, selon la Bible, Dieu créa le monde, puis l’homme à son image. Adam et Eve seraient les ancêtres de tout être humain, ce qui signifie que nous sommes tous frères. Par ailleurs, Dieu est un être bon par définition. Donc, ayant créé l’homme à son image, l’homme est donc forcément bon par nature. Finalement, le christianisme suggère que tous les hommes sont égaux entre eux, qu’ils sont frères et qu’ils sont tous bons par nature. Dans cette philosophie, autrui est notre alter ego, c’est-à-dire notre autre nous-même.
D’autre part, deux philosophes contemporains, Emmanuel Lévinas et Paul Ricoeur refusent de considérer que le moi est premier, par rapport à l’autre. Ainsi il serait absurde de se placer devant autrui et donc devant la société en elle-même. Puisque cela signifierait que toutes les valeurs qui nous ont été transmises comme le respect, l’égalité, la liberté etc seraient remplacer par l’importance de soi et de sa petite personne, ce qui serait catastrophique pour la société et la relation entre individus, donc catastrophique également pour l’humanité. De plus, on peut également prendre l’exemple du philosophe Ruwen Ogien, qui dit que les seules règles morales légitimes portent sur les actions susceptibles de causer du tort à autrui. Les règles morales traditionnelles sont souvent maximalistes : elles comprennent des interdits infondés, relatifs à des actions qui ne causent aucun tort à autrui. Ruwen Ogien propose, lui, une conception minimaliste de la morale, limitée à ce que nous devons à autrui : ne pas lui nuire. Ainsi pour ce philosophe les seuls devoirs que l’homme à est envers autrui et donc de ne pas le blesser ou lui faire de tort. Il ne s’agit donc plus de penser le devoir à partir d’un idéal du bien ou du juste, mais en fonction des effets de nos actions sur ceux à qui nous pouvons nuire. Il est donc impensable pour lui qu’il existe des devoirs envers soi-même.
Conclusion
Ce sujet nous a amené à éclaircir la notion de devoir et à reconnaître son lien fondamental à celle d’autrui. Son traitement culmine dans la notion d’humanité, qu’elle soit pensée religieusement, ou qu’elle émane d’une loi de la raison. Il n’est toutefois pas légitime de considérer que nous n’avons d’obligations qu’envers nos semblables dans le cadre de relations morales ou juridiques.
Les devoirs envers autrui sont inséparables des devoirs envers soi. La reconnaissance mutuelle n’est possible que si chacun se reconnaît aussi comme une personne.