La Bruyère, Les Caractères - VIII, 32-35

Une analyse linéaire entièrement rédigée.

Dernière mise à jour : 12/11/2022 • Proposé par: Lisalavaud (élève)

Texte étudié

32 (V). Vient-on de placer quelqu’un dans un nouveau poste, c’est un débordement de louanges en sa faveur, qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l’escalier, les salles, la galerie, tout l’appartement : on en a au-dessus des yeux, on n’y tient pas. Il n’y a pas deux voix différentes sur ce personnage ; l’envie, la jalousie parlent comme l’adulation ; tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d’un homme ce qu’ils en pensent ou ce qu’ils n’en pensent pas, comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point. L’homme d’esprit, de mérite ou de valeur devient en un instant un génie du premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l’on fait de lui, qu’il paraît difforme près de ses portraits ; il lui est impossible d’arriver jamais jusqu’où la bassesse et la complaisance viennent de le porter : il rougit de sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on l’avait mis, tout le monde passe facilement à un autre avis ; en est-il entièrement déchu, les machines qui l’avaient guindé si haut par l’applaudissement et les éloges sont encore toutes dressées pour le faire tomber dans le dernier mépris : je veux dire qu’il n’y en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal, que ceux qui s’étaient comme dévoués à la fureur d’en dire du bien.

33 (VII). Je crois pouvoir dire d’un poste éminent et délicat qu’on y monte plus aisément qu’on ne s’y conserve.

34 (VII). L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts qui les y avaient fait monter.

35 (VIII). Il y a dans les cours deux manières de ce que l’on appelle congédier son monde ou se défaire des gens : se fâcher contre eux, ou faire si bien qu’ils se fâchent contre vous et s’en dégoûtent.

La Bruyère, Les Caractères - VIII, 32-35

Alors que la cour de Louis XIV est plus épanouie que jamais, en littérature elle est souvent blâmée ou louée. Fin observateur du microscope qui constitue la cour, le moraliste classique Jean de La Bruyère en donne un exemple avec les remarques 32 à 35, livre VIII de ses Caractères .

Ce fragment décrit une ascension et une chute, et il a en ce sens la même structure pyramidale de maints autres fragments. Cependant, partant du topos tragique des changements de fortune qui élèvent puis abaissent, La Bruyère veut montrer ici le comportement des hommes devant la réussite ou la chute d’autrui. Images et syntaxe vont donc faire dévier le topos vers une critique de l’aliénation collective tandis que des maximes mettent en évidence la portée didactique du texte qui allie le plaisir de la lecture à l’enseignement moral. Nous considérerons la problématique suivante : Comment La Bruyère dépeint t-il la mécanique sociale de la cour pour instruire et mettre en garde son lecteur ? Nous scinderons cet extrait en 2 mouvements : tout d’abord la description d’un homme promu puis les maximes qui concluent l’enseignement.

I. La description d’un homme promu

La première phrase voit se développer la métaphore du débordement : « un flot de paroles (= louanges) qui inonde… qui entraînent... ; torrent qui emporte » Ce que la phrase évoque dans son mouvement, c’est le caractère imprévisible de cette crue à laquelle personne ne peut résister « on n’y tient pas » : les louanges se déversent avec une force violente, une sorte d’impétuosité naturelle, instinctive (par opposition à la raison qui peut maîtriser un flot intempestif de paroles), et qui explique les nouvelles métaphores spatiales : qui inonde les cours, la chapelle, l’escalier... tout l’appartement » ; aucun lieu n’est à l’abri de ces paroles qui submergent la réflexion « On en a au-dessus des yeux » la tournure familière est parlante. C’est une plongée, une noyade à laquelle personne ne peut résister. La phrase finit sur une cadence mineur « On n’y tient pas » qui sonne comme une défaite de la réflexion individuelle face à ce concert unanime de louanges né mécaniquement après l’annonce du « nouveau poste » obtenu. Puis c’est précisément sur le consensus de l’opinion publique que La Bruyère revient : « il n’y a pas deux voix différentes » : absence totale de jugement personnel face aux usages de la cour qui fait dire « ce qu’ils en pensent ou n’en pensent pas » : il est nommé, alors bravo ! Et tous les autres sentiments se taisent : « l’envie, la jalousie parlent comme l’adulation ». Toute liberté d’expression a disparu ; et la dernière partie de la phrase « comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point » reprend le mot de louange sous sa forme verbale mais en accentuant ici le caractère irrationnel. Il s’agit d’un psittacisme élogieux qui est un simple signe renvoyé automatiquement en réponse à un changement.

La seconde phrase a comme sujet l’heureux élu : ici le ton se fait plus caustique, dans cette opposition ternaire où apparaît le résultat de ce concert d’éloges « l’homme d’esprit, de mérite ou de valeur » devient en un instant « génie du premier ordre, héros, demi-dieu » (effet d’hyperbole joint à un crescendo) ; Ce qui intéresse La Bruyère c’est la réaction automatique du monde, quelle que soit la valeur de celui qu’ils louent. Et les trois autres propositions vont montrer la réaction de cet homme, qui perd sa contenance et se sent mal à l’aise après ce qu’il a obtenu: « il est si prodigieusement flatté… il lui est impossible d’arriver… il rougit ».

La succession de ces trois propositions nous montre le décalage qui s’instaure entre l’individu réel et le portrait qu’on en fait : cette caricature mensongère le met en situation d’instabilité. Il est remarquable que les trois propositions sont construites de manière à faire apparaître un manque : « si prodigieusement flatté » il faut donner son sens plein à l’adverbe ; c’est une chose étonnante, comme un prodige qui va se retourner en « difforme ». Cela signifie que la flatterie se transforme en sentiment de gêne, l’homme promu ne se reconnaît plus, et les hommes qui ont gardé la tête lucide comme La Bruyère ne le reconnaissent plus dans ce portrait. La seconde proposition précise ce sentiment de gêne naissant « il lui est impossible… » Ici est le nœud du texte, dans cette conjonction très paradoxale d’arriver si haut du fait d’une si grande bassesse : Cela démontre que valeur réelle n’est jamais aussi grande que ne le fait croire la basse complaisance de ceux qui veulent plaire aux gens en poste. Enfin, dans la troisième proposition « il rougit de sa propre réputation » La Bruyère montre que comment, tout en devenant désagréable pour l’homme promu, le caractère excessif de cet éloge fait conclure à sa fausseté

A partir de la ligne 11, nous constatons une inversion symétrique :
- Le passé immédiat de la première (« Vient-on de… ») étant remplacé ici par du futur proche « Commence-t-il à chanceler… » dans un but identique : montrer l’immédiateté de la réaction. Et l’aspect mécanique de ces réactions qui suivent de si l’évolution du statue de l’homme promu sont celles de pantins, d’ automates.
- Les homéotéleutes : « où on l’avait mis // à un autre avis » permettent d’expliciter le revirement complet de l’opinion .
- Quant à l’adverbe « facilement », il montre qu’il n’est même pas encore tombé que l’on précipite sa fin !
- Enfin la dernière inversion, au passé accompli cette fois: « En est-il entièrement déchu » introduit une opposition systématique entre le haut et le bas à l’aide d’une métaphore mécanique qui assimile les réactions des hommes à celles des machines d’un théâtre. Apparaît donc très bien l’amplitude de la différence entre les réactions opposées des courtisans qui exagèrent la réussite ou la défaveur, « guider si haut/ faire tomber dans le dernier mépris ». Notons également le terme de « machines … dressées » qui poursuit la thématique verticale mais pour dire que finalement que ce soit pour louer ou pour blâmer, les mêmes « machines » sont toujours en place.

Puis La Bruyère prend la parole : « je veux dire… » pour préciser encore le contenu de ces paroles si contradictoires, mais il le fait avec une rare véhémence . Cela s’explique par les comparatifs « qui le dédaignent mieux…qui le blâment plus aigrement, et qui en disent plus de mal » avec trois verbes de sens péjoratif de plus en plus forts et placés dans une structure ternaire emphatique (« il n’y en a point qui… »). À cette première proposition s’oppose la comparative « que ceux qui s’étaient dévoués à la fureur d’en dire du bien ». La construction assez osée (« dévoués à la fureur ») montre une aliénation (« dévoués » comme dans un sacrifice, et le terme de « fureur » est plus qu’une simple folie), et finit sur une expression « en dire du bien » qui reprend sous sa forme opposée l’expression qui précède de quelques mots « dire du mal ». On note que dans tout ce passage, il n’y a aucune notation de « sentiment » ni d’intériorité. Ce qui intéresse l’écrivain, c’est cette uniformité dans les réactions comme dans le langage de ceux qui fréquentent la cour, comme l’aspect mécanique de ces réactions, qui sont toujours des mouvements impulsifs et jamais des jugements personnels.

II. Les maximes

Le deuxième mouvement se compose des trois maximes 33 34 35 qui ne sont pas sans rappeler les trois étapes d’un protocole scientifique :

La remarque 33 commence par le verbe de supposition « croire » par lequel l’auteur émet une hypothèse. En utilisant le pronom personnel singulier « je » La Bruyère adopte la position d’un sociologue dont les observations personnelles permettent de leur attacher une valeur véridique qui d’après la généralité associé au pronom « on » doit être crédule pour tous. L’assonance des adjectifs qualificatifs « éminent » et « aisément » permet par une lecture plaisante de retrouver cette élargissement.

La remarque 34 est introduite par le verbe « voir » par lequel l’auteur démontre et légitimise ses propos tandis que le pronom indéfinis « des » rappelle la généralité tout en assurant la continuité du protocole. De plus, l’antithèse composé de « monter » et « tomber » met en parallèle deux situations éloignées dont la force des « même défauts » semble capable de rapprocher. Il s’agit donc d’une vision personnelle du déclin.

Pour finir, la remarque 35, conclut le protocole d’enseignement par locution verbale impersonnelle « il y a ». Celle-ci introduit les « deux manières » qui sont tout autant de procédés indiqués par La Bruyère à l’instar d’un mode d’emploi. Afin que son lecteur s’en importe il utilise des euphémismes « congédier », « se défaire » qui atténue le caractère désagréable du conseil, le vouvoiement afin de l’interpeller et enfin la conjonction « ou » qui par la présence du choix, crée une connivence avec le lecteur dont les préférences sont prises en compte tant elles interférent dans ses réactions face aux vices de la cour.

Conclusion

Ainsi, parti du topos des changements de fortune (une des clés du personnage serait le maréchal de Luxembourg qui en effet connut ces revirements d’opinion), le texte, de par sa progression chronologique, fait éclater l’aliénation des courtisans comme la déraison humaine. La Bruyère, à travers sa volonté de plaire et instruire, veut mettre en garde le lecteur face à la versatilité humaine qui selon la mécanique sociale présente à la cour s’attaque à la position d’un homme par réflexes et non par réflexion.

Cette forme d’apologue à chute amère sur le caractère délétère des courtisans et, dans une moindre mesure, sur le bascule d’un destin n’est pas sans rappeler Le lion, le Loup et le Renard de Jean de la Fontaine. Sous couvert d’une critique des mœurs courtisanes, le fabuliste pareillement à La Bruyère appelle à la modération et exhorte les courtisans à davantage d'humanisme et d'honnêteté : outil argumentatif efficace qui plaît tout en instruisant, sa fable à l’instar de notre texte, se mue bientôt en une critique acerbe à leur égard.