La Fontaine, Les Fables - Les Obsèques de La Lionne

Analyse entièrement rédigée en deux parties.

Dernière mise à jour : 01/10/2021 • Proposé par: valentinl (élève)

Texte étudié

La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le parêtre,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion :
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue ;
Et je l'ai d'abord reconnue.
Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux Champs Elysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,
Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.

La Fontaine, Les Fables - Les Obsèques de La Lionne

C’est sous le règne de Louis XIX que La Fontaine (1621-1695) écrivit Les Obsèques de La Lionne, qui parut en 1678. Une rivalité oppose alors le monarque à Fouquet, intendant des finances et ami de La Fontaine qui fût son « protecteur » jusqu’en 1661. En effet ce dernier aurait organisé une fête grandiose, ce qui blessa Louis XIV dans son orgueil et fit naître de la jalousie à son égard, Fouquet fut par la suite emprisonné.

La Fontaine s’est inspiré d’Abstémius, fabuliste italien du XVIe siècle, pour cette fable et plus précisément de la fable intitulée Le Lion irrité contre le Cerf qui se réjouissait de la mort de la Lionne. La morale de cette fable est qu’il est parfois le devoir d’un homme prudent de feindre et de s’abriter de la fureur des puissants derrière une honorable excuse. Ici La Fontaine écrit cette fable pour exprimer son opinion sur la condamnation de Fouquet et nous montre un roi Lion bien facilement influençable par les animaux qui l’entourent.

Nous verrons quels sont les procédés de dénonciation dans cette fable.

I. Une fable

a) Un drame avec de lourdes conséquences

Cette fable raconte bel et bien une histoire dont nous pouvons retrouver le schéma narratif : la situation initiale se situerait des vers 1 à 25 ou l’on apprend que la lionne est morte et que l’on organise ses funérailles. Le fait que le cerf ne pleure pas serait l’élément perturbateur (v.25) ; les péripéties seraient le discours du Roi (jusqu’au vers 39), l’élément de résolution serait le discours du Cerf annonçant que la Lionne lui serait apparue (v39-49) et la situation finale serait la joie du Roi pardonnant le Cerf (v50 à la fin). Ainsi la lionne vient de mourir et tout le peuple pleur sa mort sauf notre Cerf qui trouve que « cette mort le vengeait » puisque cette lionne avait tué son fils et sa femme seulement son manque de compassion déplaît fortement au lion qui, lorsqu’il apprend qu’on aurait vu le Cerf en train de rire de la mort de son épouse, décida d’immoler tous les traitres comme lui. Le Cerf ne se démonte pas et soutient que la lionne lui est apparue et qu’elle lui a dit qu’elle allait bien aux champs élyséens. On a donc ici une référence à la mythologie grecque puisque selon leurs croyances les grecs pensaient qu’ils étaient le séjour des âmes vertueuses ; il s’agit donc d’un compliment pour la lionne ce qui fait donc doublement plaisir au lion qui apprend que sa femme va bien et qu’elle fait partie des âmes vertueuses. Le Lion décide donc d’épargner le Cerf. (« Miracle […] le cerf eut un présent, bien loin d’être puni »).

b) Une galerie de personnages anthropomorphiques

Comme dans une grande majorité des fables, celle-ci comporte des personnages stéréotypés et plus précisément des animaux que l’on retrouve dans près d’un tiers des fables de La Fontaine. Tout d’abord nous avons lion qui est le personnage au centre de cette fable puisqu’il s’agit du veuf : c’est un personnage emblématique qui représente la puissance. On peut le considérer plutôt comme un humain que comme un animal : La Fontaine parle d’ «ongles » au lieu de  griffes ; de «femme du lion» plutôt que de sa femelle. Ce champ lexical de l’humain montre donc la personnification du lion.

Nous avons également le Cerf qui est lui aussi un personnage important de cette fable ; il s’agit d’un animal noble puisqu’il est très prisé pour leurs chasses à courre et que les nobles voient souvent cet animal comme étant leur trophée de la chasse. Il est désigné par l’expression « chétif hôte des bois » ce qui désigne en réalité les nobles de province. Il y a une véritable opposition entre ces deux personnages principaux puisqu’à priori le lion est censé être bien plus fort et ne faire qu’une bouchée de ce « chétif » Cerf. En revanche le Cerf peut compter sur sa ruse et parvient ainsi à faire croire le Lion à ce mensonge sur sa femme lui disant ainsi exactement ce qu’il voulait entendre pour qu’il ne se pose pas de questions. Les loups font aussi partis des personnages, ils rodent à la recherche de la moindre proie à se mettre sous la dent, ils sont sans fois ni lois et se soumettent au Roi, ils sont lâches. Par « Peuple caméléon, peuple singe du maître » La Fontaine montre l’opportunisme des courtisans changeant leurs avis comme le caméléon changerait de couleur et rusés comme des singes prêts à jouer les bouffons pour plaire à leur maître.

II. Une satire plus complexe qu’il n’y paraît

a) Un apologue

L'apologue est un discours narratif démonstratif, à visée argumentative et didactique, rédigé en vers ou en prose, qui renferme des enseignements et dont on tire une morale pratique.

Comme on l’a déjà évoqué dans la première partie avec le schéma narratif, cette fable est divisée en plusieurs parties. En effet on distingue quatre parties principales qui sont repérables grâce aux différents paragraphes qui ont des vers de pieds différents. Dans le premier paragraphe, principalement composé d’octosyllabes, on prend connaissance de l’histoire et d’un des deux personnages principaux : le lion qui doit faire le deuil de sa femme (« la femme du lion mourut »v.1). Dans la deuxième partie, composée majoritairement d’alexandrins, nous avons la première marque direct de La Fontaine (« je définis » v.17) qui donne sa vision de la Cour du Roi et amène le coup de théâtre du troisième paragraphe, composé d’octosyllabes et d’alexandrins, avec l’apparition du Cerf, héros de l’histoire. Enfin la dernière partie, séparée de deux retours à la ligne et composée d’un octosyllabe et de trois alexandrins, redonne la parole à La Fontaine qui conclue le récit avec une morale. Le discours direct rend le texte vivant (v 33-38, 39-43). Cette fable est donc bien un discours narratif démonstratif rédigée en vers.

Ici La Fontaine souhaite faire participer le lecteur à sa fable de sorte qu’il puisse se forger son propre avis ; il utilise des impératifs lorsqu’il intervient : « jugez »v.11, « flattez les », « payez les » v.53. De plus nous avons ici une mise en abîme de l’apologue puisque le récit du cerf est en quelques sortes un apologue dans l’apologue de La Fontaine. En effet, pour flatter le roi et épargner sa vie, celui-ci invente une histoire comme quoi il la lionne lui serait apparue en bonne santé et séjournant au paradis. Ce récit dans le récit a un but argumentatif puisque le cerf doit convaincre le roi de lui laisser la vie sauve et il s’agit donc bien d’un apologue. La visée de la fable est donc bien argumentative et didactique.

Ainsi le Cerf parvient à battre le Lion grâce à sa ruse autrement dit à ses flatteries envers lui qui est trop vaniteux alors qu’au début de la fable ce duel semblait perdu d’avance, on en tire donc aisément la morale de cette fable qui nous explique que les mensonges peuvent nous tirer de toutes les situations mêmes les plus compliquées. Cette fable renferme donc bien des enseignements dont on tire une morale ; il s’agit donc d’un apologue.

b) L’anthropomorphisme : une satire à prendre au second degré

La Fontaine dresse une satire des courtisans en les représentant par des animaux symboliques. Il utilise ainsi un procédé de personnification appelé anthropomorphisme, c’est-à-dire qu’il prête aux animaux des caractères et des sentiments humains (« affliction »v.5, « cris » v.16 au lieu de rugissements, « ongles » au lieu de griffes, « femme » au lieu de femelle). De plus, les animaux sont caractérisés par leur discours. Le lion, qui représente le Roi, possède un discours méprisant envers le cerf, qui représente la petite noblesse, en le dévalorisant, le traitant de « chétif » et le tutoyant. Le mot « traître » est une hyperbole qui montre la justice arbitraire et expéditive de la Cour du Roi qui se fonde sur des propos rapportés par un « loup », qui représente les courtisans du Roi, dont il ignore si ses affirmations sont vraies ou fausses. Le cerf quant à lui respecte humblement le Roi (« Sire ») et la Reine (« votre digne moitié »).

De plus Louis XIV est roi de droit divin. C’est donc la preuve la plus évidente que le lion est comparé à Louis XIV puisque nous observons la présence du champ lexical de la religion (« profanes »v.35, « sacrés »v.36, « mânes »v.38, « temple »v.14 ? « Dieux »v.45, « saints »v.47, « apothéose »v.50). Dans son récit le Cerf explique au Roi que sa femme est devenue une sainte et on constate donc la place prépondérante de la religion dans la société du Roi Soleil.

Les expressions « aussitôt chacun accourut » (v.2) et « chacun s’y trouva » (v.11) montrent que les courtisans agissent par mimétisme comme un troupeau de moutons pourrait le faire : là où un va tous les autres veulent y aller. Par la suite La Fontaine donne sa définition de la cour (v.17-24) qui renforce un peu plus cette impression de mimétisme avec l’expression « peuple caméléon ». Il explique également que selon lui les courtisans « sont ce qu’il plaît au prince » (v.19), qu’il s’agit d’un « peuple singe du maître » (v.21). Ces expressions font penser à des chiens qui se battraient pour ramener le bâton que leur maître leur aurait lancé dans le but lui faire plaisir et de se distinguer des autre. Néanmoins cette attitude entrerait d’une certaine manière en conflit avec leur volonté de mimétisme ce qui montrerai donc toute la situation paradoxale des courtisans qui voudrait à la fois être vu du Roi et se confondre dans la masse des autres courtisans.

c) L’ironie omniprésente

Comme dans toute fable qui se respecte l’ironie est également perceptible : « Le prince aux cris s’abandonna et tout son antre en résonna » (v12-13), en effet cette hyperbole est risible puisqu’en principe le Roi doit avoir une certaine tenue d’autant plus lors d’une cérémonie officielle. La Fontaine emploie aussi l’ironie lorsqu’il dit : « messieurs les courtisans » (v.16) alors qu’il les compare plus tard explicitement à des loups. De plus, l’antithèse entre triste et gais » (v.18), ainsi que le chiasme « prêts à tout, à tout indifférents » (v.18) montrent bien que le courtisans n’ont pas de réelle personnalité et se plient aux envies de Roi, lui donnant ce qu’il souhaite ; ils peuvent donc à tout moment changer de convictions. L’antithèse entre être et "parêtre" souligne leur hypocrisie, ils ne sont pas le reflet de ce qu’ils sont en réalité. Ce sont des pantins du roi sans intelligence, comme le montrent les termes « ressort » et « mille corps ». Ces bouffons illustrent bien la pensée de La Fontaine selon lequel le roi est le seul à vraiment réfléchir ce que ne font pas les courtisans.

Les défauts du lion et des courtisans sont tournés au ridicule puisque le lion préfère le mensonge à la franchise car le lion finit par le remercier de son magnifique mensonge alors qu’il allait le condamner pour son honnêteté.

d) Une critique violente de la cour du Roi

Il critique ouvertement les courtisans dans sa morale montrant qu’ils sont facilement corruptibles et influençables ; il conclut également que l’on peut corrompre le roi par la flatterie. Il dénonce également l’absurdité des cérémonies officielles de la Cour comme par exemple avec les obsèques de la Lionne où l’ont est obligé de pleurer sa mort. La phrase « Aussitôt chacun accourut pour s’acquitter envers le prince » (v.2-3) montre qu’il s’agit bien d’un devoir que de participer à ces funérailles et que les courtisans n’ont pas le choix

Il évoque aussi la violence et la détermination des actes des dirigeants politiques, qui sont représentés par des loups, qui ont «étranglé» la femme et le fils du Cerf. Ainsi les courtisans, à l’image de ce Cerf, n’ont guère le choix : ils doivent partager les opinions du roi ou en subir les lourdes conséquences, c’est une forme de pression politique que souhaite dénoncer La Fontaine.

Conclusion

Ainsi, dans Les obsèques de la Lionne, La Fontaine utilise un évènement grave (la mort de la Reine) pour faire réagir les lecteurs. Comme à son habitude il se sert d’animaux pour désigner les courtisans et ainsi mieux pouvoir faire passer son message sans risque de censure. Cette fable, qui est un véritable apologue, dénonce un grand nombre de tares de la société contemporaine à La Fontaine. Pour pouvoir dresser la satire des courtisans il se sert de l’ironie, de l’anthropomorphisme, de sous-entendus et du second degré.

A travers cette fable La Fontaine critique donc tout ce système pervers de la Cour du Roi qui a d’ailleurs valu à Fouquet sa place d’intendant des finances de la Cour du Roi et La Fontaine à ainsi perdu son mécène. Il dénonce ainsi l’injustice dont il a été victime et remet en cause d’une certaine manière la condamnation de Fouquet.