La Fontaine, Les Fables - Les Animaux malades de la peste

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 08/01/2022 • Proposé par: yazata (élève)

Texte étudié

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie,
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient:
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit: «Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements:
Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L'état de notre conscience
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait? Nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut: mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi:
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce.
Est-ce un pêché? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.»
Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses:
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit: «J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.»
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait: on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

La Fontaine, Les Fables - Les Animaux malades de la peste

L'apologue est un texte qui sous une forme narrative développe une argumentation indirecte. Une fable est un genre narratif, bref, court rédigé en vers. Il met en scène des personnages typiques souvent représentés par des animaux. La fable délivre une morale qui peut se situer au début de la fable mais souvent à la fin de celle-ci, après la partie narrative. La Fontaine imite Esope mais il innove en choisissant le vers comme support. Les leçons sont ainsi plus faciles à appendre et à retenir. Il a cherché à accorder le discours narratif et le rythme poétique.Il peint ainsi une société principalement animalière. Cette société est en fait la réplique du milieu impitoyable de la cour et société du Grand Siècle. La Cour désigne à la fois le lieu mais aussi les courtisans. Il cherche à montrer que la Cour est le monde des apparences et qu'il fait aussi le portrait d'un souverain autoritaire, jaloux du pouvoir. L'apologue est une façon de détourner la censure.Il aborde la guerre, la loi du plus fort et la loi corruptrice. Tous les niveaux de la société apparaissent: riche et pauvre; fort et faible. La devise de La Fontaine est " Instruire et plaire ".

I. Un récit enlevé

a) Un contexte dramatique

L'histoire est contée ici avec une certaine gravité. Le fabuliste utilise des effets de tabulations donnant à l'anecdote rapportée un cadre solennel. Avec le rejet au vers 4 du mot " peste ", La Fontaine retarde son emploi et montre à quel point le mal est redouté. Il accentue cet effet en le mettant en relief en début de vers. On note également un vocabulaire appartenant au registre dramatique: " Mal "; " terreur "; " fureur "; " frappe "; " Achéron ". Il y a une multiplication des négations: " nul "; " ni ". Il utilise tout ça pour montrer qu'il n'y a plus signe de vie. La peste anéantit tout sorte de signe de vie: " l'amour "; " la joie "; " le plaisir ". Au vers 13 et 14, le rythme devient décroissant, il y a une chute à la fin de cette première strophe. La peste est une punition du Ciel: " Mal que le Ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la Terre" et " Je crois que le Ciel a permis /Pour nos pêchés cette infortune ". On remarque une majuscule à " Ciel "; l'expression " céleste courroux "; ces thermes renvoient à la colère divine qui a été envoyé aux animaux pour qu'ils expient leurs fautes. L'auteur souligne la culpabilité des animaux: " pêchés "; " crimes ". Dans ce contexte d'une certaine gravité, la Cour de Justice exige une confession publique afin de désigner le coupable à donner en sacrifice. La Fontaine met en place un rituel solennel qui introduit la notion du bien et du mal mais aussi la figure du divin d'un dieu vengeur.C'est dans ce contexte que la justice va devoir être rendue et cela rend à la cour de justice un pouvoir suprême capable d'apaiser la colère des Dieux. Et pourtant, le discours des animaux va révéler l'hypocrisie de chacun et montrer la particularité de cette assemblée de la nation.

b) le discours des animaux

Le discours rapporté directement entre guillemets va donner une certaine vivacité au récit en même temps qu'il renforce la gravité de la situation. La parole de chacun prend une importance vitale. Il est important d'étudier le discours de chaque animaux :- le lion : il joue les défendeurs de la justice, il n'est pas un chef si honorable. Il prend le premier la parole afin d'introduire la séance et il va faire son "mea culpa" (= avouer ses fautes) avec une apparente bonne foi: " je me dévouerai donc ". Toutefois; l'atténuation qui suit montre qu'il s'agit pas ici d'une confession formelle visant à encourager celles des autres animaux/Le vers 32 suggère de puisqu'il n'est pas le plus coupable. Il apparaît en position de force, irréprochable en toutes circonstances. L'aveu de ses fautes révèlent pourtant une cruauté sans borne puisqu'il s'attaque à des êtres innocents: vers 26-29. Que penser d'une telle assemblée dirigée par un tel personnage?- le renard: le discours flatteur du renard vient donner raison au lion, ce qui renforce le pouvoir de celui-ci. Le renard affecte une condescendance particulièrement marquée à l'égard du Lion: " Sir "; " bon roi "; " délicatesse "; " scrupules ". Il fait un véritable plaidoyer en faveur du Lion.Le renard incarne le courtisan, hypocrite et flatteur. Il se contente de commenter l'attitude du roi et ne confesse aucune de ses fautes.- Les paroles des autres animaux ne sont pas rapportées. Cette ellipse renforce le fait que l'assemblée ne prête pas attention à leurs cas et n'est pas disposé à considérer leurs fautes. La formule " on n'ose à peine approfondir" exprime la volonté commune sous l'emprise du lion. Enfin, l'intervention de l'âne qui arrive à la fin du Conseille désigne à priori comme la victime idéale. La sincérité avec laquelle il reconnaît ses fautes "je n'en avais nul droit" rappelle la sincérité affectée (= fausse) du Lion met l'accent sur la disparité des fautes commises. Cependant, l'âne ne se situant pas dans le camp des gens querelleurs et des puissants ne profite pas de la bienveillance commune et soulève l'indignation générale " A ces mots on cria haro sur le baudet". C'est donc un bouc émissaire. Ici, La Fontaine dénonce la loi du plus fort , il attaque le Roi et le fonctionnement de la justice.

II. Les intentions du fabuliste

Cette fable développe une argumentation indirecte. Nous verrons par quels procédés et pour aboutir à quelle affirmation.

a) La Satire: le registre satirique

La satire est la critique des défauts et des crimes de la société ou d'un homme. Souvent, elle commande l'ironie sous un ton railleur. Pour dénoncer les inégalités de la société et aussi de la partialité de la justice, La Fontaine a recours à l'ironie et à l'humour à plusieurs reprises. Le Lion, tout puissant, est tourné en ridicule. Son discours dément l'ardeur d'expiation affichée au vers 30 qui montre que le Lion n'est pas crédible dans son rôle de justicier. Et cette attaque est adressée au roi directement. L'association entre le Roi et le Lion est d'ailleurs explicite dans le discours du Renard: "Sir"; "Bon Roi". La flatterie du Renard est ironique, il faut sans aucun doute entendre le contraire. Le vers 60 et les suivants expriment en réalité l'indignation du narrateur et soulignant l'innocence de l'âne. La Fontaine exprime son point de vue à travers ces procédés. Le vocabulaire utilisé montre clairement dans quel camp se trouve l'auteur:- vocabulaire mélioratif à l'égard des victimes (exemple vers 13)- Vocabulaire péjoratifs: "gens querelleurs"; "offenses";, "harangue" (= discours arrogant). Ainsi donc, comme le montre La Fontaine ceux sont les puissants qui rendent la justice et en toute impunité. Cette fable porte une morale et il s'agit ici au-delà d'une critique de donner une leçon.

b) La morale, la leçon: le registre didactique

La devise de La Fontaine est "plaire et instruire". La morale exprime l'enseignement contenu dans la fable et appelle la réflexion du lecteur. Par l'adresse qui est faite par le pronom personnel " vous ", il s'agit bien ici d'impliquer le lecteur dans l'opinion qui est défendue. Et donc forcément de faire réfléchir. La morale reprend explicitement l'opposition évoquée tout au long du récit: les puissants d'un côté, les misérables de l'autre. C'est une synthèse. La cible est clairement désignée. "Les jugements de Cour" est ici la Cour de Justice. La critique est formulée avec conviction. Le futur lui donne une valeur de vérité générale. Il s'agit ici de mettre en garde le destinataire contre la partialité (ou le caractère arbitraire) de la justice qui applique la Loi du plus fort.Intentions didactiques: ce récit a une valeur d'exemples. C'est un raisonnement inductif.