Situation du passage
La galerie de portraits royaux et aristocratiques que l’incipit du roman a fait se succéder a créé le climat de « magnificence » et de « galanterie » propre selon l’auteur aux dernières années de règne du roi Henri II. Le portrait de l’héroïne éponyme suscite une attente chez le lecteur, d’autant plus forte ici que les portraits qui l’ont précédé sont surchargés d’éloges hyperboliques et semblent difficilement pouvoir être mis en concurrence. En effet, les reines rivalisent de beauté, les princes de mérite, et l’on se demande ce qui pourra bien distinguer la Princesse de Clèves dans un environnement aussi extraordinaire.
Problématique
Nous nous demanderons comment est brossé ici le portrait d’une héroïne, qui se distingue non pas tant par sa beauté exceptionnelle que par son éducation morale singulière/ sa vertu.
Composition du passage
I. Le portrait laudatif d’une jeune beauté arrivant à la Cour, de « Il parut alors » à « le mérite étaient extraordinaire »
II. La description d’une éducation peu conventionnelle : plus austère que mondaine, de « Après avoir perdu son mari » à « d'aimer son mari et d'en être aimée »
I. Le portrait laudatif d’une jeune beauté arrivant à la Cour
La phrase initiale concentre les effets laudatifs : l’arrivée de Mlle de Chartres à la Cour est placée sous le signe de l’extraordinaire, de l’apparition éblouissante. La tournure impersonnelle « Il parut » renforce cet effet sensationnel par l’antéposition du verbe par rapport à son sujet. La désignation métonymique de Melle de Chartres : « une beauté » contribue à la dimension laudative : la personne s’efface derrière ses qualités. La beauté de Melle de Chartres s’impose comme une évidence unanimement reconnue comme l’indique l’intervention de la narratrice accréditant le jugement de la Cour auprès de ses lecteurs : « l’on doit croire ». Elle utilise le jugement de la Cour, experte en belles personnes, comme argument d’autorité, comme le traduit la proposition causale : « puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes ». L’héroïne apparaît ainsi magnifiée sous le regard de ce microcosme qu’est la Cour.
Ce portrait a une dimension hyperbolique, avec le champ lexical de la perfection ; épithète laudative « parfaite », expression de la totalité « tout le monde », intensif « si », triple occurrence du terme « beauté ». Le portrait se précise ensuite avec l’évocation du rang de la jeune fille : celle-ci apparaît comme une riche héritière, comme l’indique le superlatif, ce qui laisse augurer un avenir prestigieux, puisqu’à la beauté exceptionnelle se joignent des biens importants et l’appartenance à une famille illustre. Puis après les atouts physiques et nobiliaires, les atouts moraux de Melle de Chartres sont mis en avant à travers l’éloge des vertus de sa mère, Madame de Chartres. Les qualités de cette dernière sont célébrées au superlatif « extraordinaires » et à travers le rythme ternaire « le bien, la vertu et le mérite ». Ces qualités incluent certes la notion matérielle de fortune mais l’insistance porte sur les qualités morales.
II. La description d’une éducation peu conventionnelle
Ce deuxième mouvement s’ouvre sur un effet de rupture, de contraste : après l’évocation de l’apparition éblouissante de Melle de Chartres à la cour, Mme de Chartres apparaît comme une figure austère. Le lexique hyperbolique laisse place à des tournures négatives.
D’emblée Madame de Chartres apparaît comme une figure austère, placée sous le signe du veuvage et de la retraite et caractérisée par le champ lexical de la privation : « ayant perdu son mari » « sans revenir à la Cour » « absence ». Elle est présentée comme une directrice de conscience entièrement vouée à la conduite de sa fille. L’originalité de l’éducation reçue est mise en exergue par le tour corrélatif « pas seulement… aussi » qui en montre la double finalité : finalité mondaine (« cultiver sa beauté et son esprit » et finalité morale (« lui donner de la vertu »), ce qui ne va pas de soi dans une Cour vouée aux intrigues et à la galanterie. Madame de Chartres se distingue en outre par la méthode employée, récusant la stratégie d’évitement traditionnellement adoptée et qui consiste à ne jamais parler de galanterie devant les jeunes filles : « La plupart des mères s’imagine » s’oppose à « Mme de Chartres avait une opinion opposée » (parallélisme + antithèse opposant mères envisagées dans leur pluralité à individu singulier). Mme de Chartres se distingue par sa réflexion : la raison (valeur suprême du classicisme) s’oppose ici à l‘imagination.
La mère déploie une stratégie persuasive habile : « elle lui faisait voir ce qu’il a d’aimable pour la persuader plus aisément de ce qu’il a de dangereux ». Mme de Chartres présente l’amour de manière antithétique : elle n’en cache pas les aspects plaisants à sa fille, afin de mieux l’aider à s’en préserver. Elle cherche à ce que la vertu de sa fille soit éclairée, lucide, et qu’elle ne repose pas sur l’ignorance (cf. principe du classicisme : instruire et lutter avec la raison contre les désordres des passions). Les leçons de Mme de Chartres annoncent la pratique des récits enchâssés à vocation édifiante dans le roman. Les efforts de Madame de Chartres pour l’édification morale de sa fille sont décrits par la narratrice à travers la répétition de formules redondantes, et l'imparfait à valeur itérative : « elle faisait souvent à sa fille des peintures » ; « elle lui montrait » ; « elle lui contait » ; « elle lui faisait voir ».
Une longue période retranscrit les leçons morales de Mme de Chartres. Elle se divise en deux parties : les malheurs de la galanterie, puis les bienfaits de la vertu. Le tableau qu’elle brosse ainsi du monde est très pessimiste et rappelle l’austérité de la morale janséniste : une accumulation en forme de gradation insiste sur le caractère trompeur des hommes : « peu de sincérité » puis « tromperies » puis « infidélités » puis enfin « malheurs domestiques » renforcée par la métaphore « plonger ». A l’enfer de la galanterie, le jansénisme maternel oppose la quiétude que donne la vertu. Tout au long de l’œuvre, l’héroïne cherchera ainsi à trouver le repos loin du monde, pour y puiser une vertu renouvelée, trouver l’énergie nécessaire pour lutter contre les passions. Pour démontrer les bienfaits de la vie d’une femme vertueuse, le discours rapporté recourt à une séquence de trois propositions subordonnées exclamatives indirectes : « quelle tranquillité » « combien la vertu » « combien il était difficile ».
Conclusion
Madame de la Fayette brosse ainsi le portrait d'une Mademoiselle de Chartres comme une jeune femme d’exception, parfaite physiquement, mais ayant eu également une éducation austère, dans le culte de la vertu et de la sincérité. Son entrée à la Cour d’Henri II, lieu dominé par les apparences, les intrigues amoureuses et les mensonges, constitue dès lors une mise à l’épreuve.