La Bruyère, Les Caractères - VI, 83: Giton

Commentaire composé en deux parties.

Dernière mise à jour : 11/03/2022 • Proposé par: meiistertzheimaana@outlook.fr (élève)

Texte étudié

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l’esprit. Il est riche.

La Bruyère, Les Caractères - VI, 83

Avec Les Caractères (1688-1696), Jean de La Bruyère tend à la haute société un miroir satirique dépeignant ses vices : amour-propre, hypocrisie, fausseté, ambition personnelle. Il y aspire à corriger les mœurs par ses maximes et ses portraits plaisants et mondains. Les Caractères s’inscrit en cela dans le mouvement du classicisme qui vise à plaire et instruire.

« Giton » (VI, 83) est un des portraits de la sixième partie, « Des Biens de Fortune » dans laquelle le satiriste dénonce le pouvoir de l’argent. Giton est à ce titre l’allégorie des fortunés se donnant tous les droits sur les autres.

Problématique

Comment le portrait satirique de Giton dénonce-t-il la supériorité de l’argent sur la vertu dans la société ?

I. Le portrait d'un homme riche

a) La description physique de Giton

Tout d'abord, le moraliste décrit physiquement le personnage de ton, homme riche. Le portrait se concentre essentiellement sur le visage mais nous avons aussi quelques détails sur l'ensemble du corps. En effet, on peut relever au début de l'extrait la forte présence d'adjectifs qualificatifs avec l'énumération des groupes nominaux suivants : « le teint tais, le visage plein et les joues pendantes »( 1.1).

Nous avons aussi quelques détails sur l'ensemble du corps avec l'accumulation des lignes 1 et 2: «l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut ». Ainsi, le visage joutilu est un indice incontestable de la richesse, de la position sociale confortable de Giton. Son regard et sa posture montrent sa fierté, son contentement; la description physique chez La Bruyère révèle en même temps un caractère.

b) L'attitude oisive d'un riche

Ensuite, les occupations de l'homme riche sont également décrites. On constate notamment l'absence d'activité laborieuse. Par exemple, la répétition du groupe verbal « il dort » aux lignes 4 et 5 dans le passage « Il dort le jour, il dort la nuit et profondément, il ronfle en compagnie» insiste sur le sommeil très présent, même pendant la journée.

L'adverbe « profondément » et le verbe « ronfle » amplifient la tonalité ironique de la phrase pour souligner le contentement, la quiétude de Giton. L'expression finale de cette description avec le présent de vérité générale « Il est riche » souligne la suffisance du statut et donc l'absence de nécessité de travailler. Par conséquent, Giton correspond au portrait typique du bourgeois riche et oisif.

II. Le caractère de Giton

a) Giton, un homme vaniteux

En premier lieu, on peut s'apercevoir que Giton est un homme particulièrement prétentieux, vaniteux. Dans les échanges et conversations, il s'illustre par la « confiance», « il ne goûte que médiocrement tout ce qu' [on] lui dit», (1.3) L'adverbe « médiocrement » montre qu'il porte peu d'attention pour la parole d'autrui, ce qui est un signe absolu de prétention.

Sa posture est en outre présomptueuse avec son regard « assuré » et son front qu'il découvre par « fierté » ou « audace », (1.11 et 12). A la fin de l'extrait, l'adjectif « présomptueux » est d'ailleurs présent dans l'accumulation de la ligne 12 et l'emploi du verbe « croire » avec le pronom réfléchi dans l'expression « il se croit des talents et de l'esprit» permet de comprendre ce défaut de la vanité. La vanité est précisément la prétention de posséder des qualités qui sont, en réalité, inexistantes.

b) Giton, le contraire de l' « honnête homme »

En second lieu, le portrait de Giton permet au moraliste La Bruyère de décrire le contraire de l'honnête homme. La prétention, la vanité, déjà évoquées, sont les caractéristiques qui s'opposent le plus aux aptitudes de l'honnête homme. De même, la posture de Giton n'est pas de bon goût, les hyperboles sont nombreuses pour qualifier son manque de tenue : il « se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut. », (1. 4).

On peut constater qu'il crache, éternue et rit avec un grand manque de discrétion : «Il est enjoué, grand rieur». Les adjectifs et les adverbes cités précédemment indiquent qu'il est excessivement démonstratif, qu'il a besoin de se faire remarquer. Aussi, l'accumulation de ces adjectifs « impatient, présomptueux, colère» prouvent sa difficulté pour tempérer ses émotions. La mesure, la tempérance sont pourtant des vertus de l' « honnête homme» ; Giton est bel et bien à l'opposé de cet idéal classique.

Conclusion

Nous avons montré comment le portrait satirique de Giton, d'un homme riche et prétentieux, dénonce la supériorité de l’argent sur la vertu dans la société. Giton a en effet de nombreux vices, aux antipodes de l'honnête homme, et n'a pas besoin de travailler pour progresser socialement.

Le satiriste dénonce la puissance croissante de l’argent, qui bouscule les principes d’une société d’ordre censée être régie par le mérite aristocratique. Ce portrait est par ailleurs suivi du « Phédon », l’homme pauvre, ce qui permet de mettre en avant le contraste dans une société où l’argent dicte le destin des individus.