L’extrait que je vais vous présenter aujourd’hui vient des Fausses Confidences. C’est une comédie écrite par Marivaux et jouée pour la première fois le 16 mars 1737. Marivaux est un écrivain français surtout connu pour ses pièces de théâtre fortement influencées par la comédie italienne. Il fut aussi romancier et journaliste. Il publie sa pièce lorsqu’en Europe, la période de 1715 à 1740 est une période de guerres : Espagne, Pologne, Autriche sont en proies aux guerres de Succession. Marivaux est un auteur de comédies qui croisent la Commedia Dell’arte et le théâtre psychologique. Cette œuvre illustre Dorante qui est un jeune bourgeois honnête, mais ruiné. Il est engagé comme intendant par la riche Araminte dont il est amoureux. Le valet Dubois orchestre leur union amoureuse par une série de fausses confidences.
Nous sommes ici à la fin de la pièce, Dorante et Araminte vont enfin s’avouer leur amour. Ici, on cherche à savoir comment les déclarations amoureuses réciproques d’Araminte et de Dorante font de cette scène le point culminant de la pièce en mettant fin aux fausses confidences. Nous distinguons trois mouvements : Dans une première partie, de « Vous donner mon portrait » à « Levez-vous, Dorante », Araminte et Dorante se déclarent leur amour réciproque. Dans une deuxième partie, de « Je ne la mérite » à « d’avoir trompé ce que j’adore », Dorante révèle à Araminte les stratagèmes amoureux de Dubois. Dans une troisième partie, de « Si j’apprenais cela d’un autre » à la fin de l’acte 3 scène 12, Araminte pardonne à Dorante ses stratagèmes car ils servaient son amour.
l. Araminte et Dorante se déclarent leur amour réciproque
Alors qu’il annonce leurs adieux, Dorante demande à Araminte de lui céder le portrait d’elle qu’il a peint et qu’elle a touché. L’audace de la demande suscite l’exclamation de la jeune femme : « Vous donner mon portrait ! » En effet, ce don de son image symboliserait le don de son cœur. Mais Dorante conteste cette idée, car elle lui paraît inconcevable, comme l’expriment les phrases exclamatives (« que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! ») et la question rhétorique « qui pourrait se l’imaginer ? ». Dorante rappelle ainsi que la différence de fortune entre lui et Araminte prohibe toute union amoureuse.
Mais c’est justement cette question rhétorique qui provoque l’aveu amoureux d’Araminte : « Et voilà pourtant ce qui m’arrive. » Son « ton vif et naïf » témoigne de la pureté et de la spontanéité de ses sentiments, comparables à ceux que Dorante éprouve pour elle. Pour la première fois, Araminte révèle donc ses sentiments amoureux à Dorante directement. L’intensité de cette révélation est renforcée par la théâtralité du présentatif « Voilà » et l’adverbe d’opposition « pourtant ». Araminte met donc fin à ses fausses confidences, et adresse à Dorante la vraie confidence amoureuse qu’elle a dissimulée tout au long de la pièce : elle l’aime également.
Cette déclaration amoureuse provoque chez Dorante un trouble et une joie profonde, comme l’exprime l’exclamation tragique : « Je me meurs ! » dont l’assonance en « eu » fait entendre des pleurs. Le corps accompagne la parole (« se jetant à ses genoux. »). Le trouble d’Araminte est tout aussi profond : « Je ne sais plus où je suis. » Les phrases courtes et hachées témoignent de son incapacité à relier les choses et idées. L’intensité des sentiments détruisent les masques sociaux. L’amante ordonne cependant à l’impératif qu’un semblant de calme soit rétabli (« Modérez votre joie : levez-vous, Dorante. ». La culture galante réfrène donc la spontanéité des comportements amoureux.
II. Dorante révèle à Araminte les stratagèmes amoureux de Dubois
Dorante rejette cependant « cette joie qui [l]e transporte » en disant « Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame ». Sa contenance retrouvée (« se lève »), le futur proche (« vous allez me l’ôter ») et la tournure impersonnelle « il faut que vous soyez instruite. » annoncent une révélation malheureuse. Araminte en est « étonnée » : cet adjectif, fréquent dans la pièce, accompagne les incessants retournements. L’exclamation interrogative d’Araminte appelle la révélation de Dorante : « Comment ! que voulez-vous dire ? ».
Le spectateur, mis dans la confidence des stratagèmes amoureux, sait déjà ce que Dorante s’apprête à révéler. Le spectateur est excité à l’idée d’en savoir davantage que l’amante concernée, et s’interroge quant à ses réactions. L’effet d’attente suscité fait de cette scène son point culminant. Dorante révèle les fausses confidences de la pièce, mais insiste cependant sur ce qu’elles ont de vrai, à savoir l’amour qui les animait : « Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion, qui est infinie ». La tournure restrictive (ne…que) met en valeur l’amour que Dorante porte à Araminte. Dans cette longue réplique, l’amant révèle certes les mensonges employés, mais il les justifie par l’amour. On retrouve ainsi un vocabulaire galant et précieux : « passion », « infinie », « mon amour », « charme de l’espérance », « tendresse », « que j’adore ». La fausse confidence et les stratagèmes sont désignés vaguement par le groupe nominal indéfini « Tous les incidents » et présentés comme l’œuvre de « l’industrie d’un domestique » fidèle et serviable.
Dorante fait l’apologie de son valet afin de l’innocenter : il est habile (« l’industrie d’un domestique ») et aime profondément son maître (« qui l’en plaint »). Cet éloge de Dubois permet de justifier ses stratagèmes. Dorante révèle la vérité en raison de « [s]on respect, [s]on amour et [s]on caractère ». Cette énumération illustre son mérite et mettent en valeur ses qualités morales qui pourraient convaincre Araminte de lui pardonner. Il est toutefois permis au spectateur de s’interroger sur la sincérité de cet aveu. En effet, Dorante ne se livre-t-il pas à une fausse confidence en prétendant avoir été « forcé de consentir » au stratagème de son valet alors que nous l’avons vu y consentir dans l’acte I ? Cette complexité rend l’intrigue passionnante. Cette confidence court quand même le risque de briser l’union entre Dorante et Araminte comme le souligne l’antithèse « haine » / « j’adore » qui fait accroire à un changement de sentiments d’Araminte : « J’aime mieux votre haine que le remords d’avoir trompé ce que j’adore. » L’anaphore en « J’aime mieux » rend la scène grave. Cette scène en particulière de la comédie amoureuse est originale, car dépourvue de la joie caractéristique du genre.
III. Araminte pardonne à Dorante
Araminte demeure interdite, comme l’exprime le participe présent de la didascalie : « le regardant quelque temps sans parler. » Cette suspension de la parole et des mouvements intensifie l’effet d’attente. C’est en effet de la réaction d’Araminte que dépend le dénouement de la pièce. Cependant, le spectateur averti, sait qu’Araminte acceptera cette vraie confidence. Le plaisir est de savoir comment. L’amante estime qu’elle n’aurait accepté ces révélations de personne d’autre que Dorante. Une intervention de Dubois aurait par exemple été catastrophique comme en témoigne le verbe hyperbolique au conditionnel « je vous haïrais ».
Paradoxalement, cet aveu renforce donc l’amour d’Araminte pour Dorante, ce qu’elle exprime par la gradation « Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. » La tournure superlative « le plus honnête homme du monde » place Dorante sur un piédestal, faisant oublier les mensonges employés par Dorante dans la pièce. Mais Araminte veut justifier les stratagèmes de Dorante non pas seulement avec le cœur mais avec des arguments rationnels : « Après tout, puisque… ». La proposition subordonnée circonstancielle de cause « puisque vous m’aimez véritablement » justifie ainsi logiquement les ruses de Dorante : « ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. » Araminte souligne un lien de cause à effet entre l’amour de Dorante et les ruses employées.
La comédie s’achève donc, comme une fable, sur une morale explicite énoncée par un personnage : le mensonge est vertueux s’il cherche le dévoilement de la vérité. Dorante s’exclame de joie, stupéfait d’être aimé : « Quoi ! la charmante Araminte daigne me justifier ! » La scène d’amour s’achève cependant sur l’arrivée du couple d’opposants : « Voici le comte avec ma mère ». Le rebondissement redynamise la pièce, en retardant le dénouement final par une ultime épreuve. Les deux impératifs (« ne dites mot, et laissez-moi parler ») expriment la détermination d’Araminte, prête à les affronter.
Conclusion
Nous avons vu que les déclarations amoureuses d’Araminte et de Dorante font de cette scène 12 de l’acte III l’acmé de la pièce (son point culminant) en mettant fin aux fausses confidences. L’intensité des sentiments ôte les masques des personnages, et souligne l’égale sensibilité que partage les individus, indépendamment de leur appartenance sociale.
Cette scène galante s’achève sur le message de la pièce de Marivaux : paradoxalement, la dissimulation peut être le véhicule de la sincérité amoureuse, qui justifie tous les stratagèmes. Les ruses et fausses confidences proviennent en effet des obstacles que les normes sociales opposent à l’amour.