Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 14

Analyse linéaire, entièrement rédigée.

Dernière mise à jour : 06/12/2021 • Proposé par: marivoax (élève)

Texte étudié

ARAMINTE, DUBOIS

[...]

DUBOIS

Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE

À la tête ?

DUBOIS

Oui ; il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE

Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS

Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu. Je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter ; et c’est ce qui me force de m’en aller encore : ôtez cela, c’est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant.

Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas. On a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies !…

DUBOIS

Ah ! vous m’excuserez. Pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût.

ARAMINTE

N’importe ; je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS

J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, madame.

ARAMINTE

Moi, dis-tu ?

DUBOIS

Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle.

ARAMINTE

Il y a bien, en effet, quelque petite chose qui m’a paru extraordinaire. Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s’avise-t-il ?

DUBOIS

Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune, et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes. Il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours. Je le sais, car je l’ai rencontrée.

ARAMINTE, avec négligence.

Actuellement ?

DUBOIS

Oui, madame, actuellement ; une grande brune très piquante, et qu’il fuit. Il n’y a pas moyen ; monsieur refuse tout. « Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. » Ce qu’il disait quelquefois la larme à l’œil ; car il sent bien son tort.

ARAMINTE

Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois ?

DUBOIS

Hélas ! madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison. C’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse. Il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.

ARAMINTE

Quelle aventure !

DUBOIS

J’eus beau lui crier : « Monsieur ! » Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource. Ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, qu’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez.

ARAMINTE

Tu m’étonnes à un point !…

DUBOIS

Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. « C’est à la Comédie qu’on va », me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est chez madame celle-ci, c’est chez madame celle-là ; et, sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés, car c’était dans l’hiver ; lui ne s’en souciant guère, moi jurant par-ci par-là pour me soulager.

ARAMINTE

Est-il possible ?

DUBOIS

Oui, madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne ; il le crut, et j’eus quelque repos. Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister de votre absence ! Au retour, il était furieux ; il voulut me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance ; ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur.

[...]

Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 14

Les Fausses confidences est une comédie de Marivaux représenté pour la première fois en 1737 à Paris. C'est d'ailleurs l'une des comédies les plus jouées de Marivaux au monde. Cette pièce repose sur une intrigue simple ; un jeune homme ruiné du nom de Dorante veut épouser une riche veuve du nom de Araminthe et pour cela il fait appel à l'aide de son ancien valet Dubois.

Le passage a étudié est tiré de la scène 14 de l'acte I. C'est un scène clé dans la mesure où le valet Dubois se livre à la première fausse confidence. En effet il révèle à Araminthe qu'elle est l'objet de la passion amoureuse de Dorante. Le valet, dans cet extrait, se livre alors dans un récit improvisé et circonstancié de ces amours cachés, dans le but d'émouvoir la jeune veuve et de susciter son intérêt.

Problématique

Dans cette étude, on se demandera comment s'exprime le talent et la virtuosité du valet.

Plan

Le texte peut être divisé en trois parties:
- le premier mouvement va de la première réplique jusqu'à la réplique d'Araminthe « de quoi s'avise-t-il ? » ; il correspond à la présentation de Dubois de la folie de Dorante
- le deuxième mouvement s'étend jusqu'à la réplique d'Araminthe « Cela est fâcheux ; mais ou m'a-t-il vue, avant de venir chez moi, Dubois ? » ; il correspond à la mise en place la ruse de Dubois consistant à susciter la jalousie d'Araminthe
- et enfin le troisième mouvement du texte est le récit de la folie amoureuse de Dorante, et la première des fausses confidences

I. la présentation par Dubois de la folie de Dorante

Tout d'abord le valet éteint à la jeune veuve de la folie de Dorante et de l'objet de sa folie amoureuse. En effet il insiste fortement sur le paroxysme de cette folie. Il utilise le champ lexical de la folie ; tout d'abord il dit « c'est à la tête », puis « il est timbré ». Il utilise d'ailleurs de nombreuses hyperboles « il extravague d'amour », « il est fou », « il est timbré comme cent ». Il s'agit aussi pour lui de donner le plus intensité et d'idéalisme à la naissance de cette folie en donnant des indicateurs temporels comme le montre le complément circonstanciel de temps « il y a six mois ».

À l'évidence la veuve Araminthe exprime son étonnement et réclame une preuve de la folie « quelle preuve as-tu de sa folie ? », demande-t-elle au valet Dubois. Et surtout elle ne veut pas de ce valet peu sérieux. C'est alors que progressivement le valet dévoile la folie en utilisant un oxymore pour vraiment aiguiser la curiosité de la jeune veuve, il dit : « sa folie est de bon goût ». Mais la jeune veuve persiste quand même à le renvoyer. C'est alors le coup de grâce quand Dubois lui dévoile que l'objet de sa folie: elle-même. Pour cela il utilise une tournure emphatique « C'est vous madame ».

II. La ruse de Dubois pour susciter la jalousie d'Araminthe

Dans un deuxième temps le valet Dubois cherche à susciter la jalousie d'Araminthe. Tout d'abord il dresse un portrait particulièrement élogieux de son ancien maitre puisque il insiste sur sa beauté physique « il est bien fait, d'une figure passable », il insiste aussi sur sa bonne éducation « bien élevé et de bonne famille ». Or la conjonction « mais » introduit un contraste puisque le personnage a une situation matérielle précaire. Il le dit à l'aide de cette conjonction et de la tournure négative « mais il n'est pas riche ».

C'est alors qu'il tourne ça à son avantage. En effet, toujours pour éveiller la jalousie d'Araminthe, le valet explique qu'il est courtisé par des femmes. Et une en particulier. Pour cela il donne des détails, il parle d'une grande brune très piquante. Pour émouvoir la veuve; il rapporte des paroles de Dorante au discours direct « Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. Ce qu'il disait parfois la larme à l' œil ». D'ailleurs l' œil le détail « la larme à l'œil » introduit presque le registre pathétique.

III. La première fausse confidence

Dans un troisième temps Dubois expose la première fausse confidence en usant de cette arme, à savoir celle de la ruse de la stratégie voir de la malice et du mensonge. Donc pour cela il présente d'abord le cadre spatio-temporelle de la première rencontre « ce fut un jour vous sortîtes de l'Opéra » par le complément circonstanciel de temps « vendredi ». Il cherche vraiment à donner le plus de détails possibles pour, à la fois obtenir l'adhésion de la veuve, mais aussi susciter un intérêt grandissant. Il insiste aussi sur l'état de son personnage, sur une fois de plus sa folie, à l'aide d'hyperbole « il ne remuait plus », « il n'y avait plus personne au logis ». On voit que c'est un récit très vivant, très dynamique, dans lequel le valet manie l'art du suspens, l'art du récit, où il utilise aussi carrément des mensonges qui donnent un caractère particulièrement romancé voire théâtralisé à ce récit de la folie de Dorante.

Par exemple il n'hésite pas lui-même à se créer un personnage en insistant, en mentant: « je me fis même un amis de vos gens qui n'y ai plus ». Puis la valet se met aussi en avant, c'est un personnage très théâtrale, en faisant part de son sens du sacrifice. Par exemple il a dû endurer le froid « lui dans un fiacre, moi derrière, tout deux morfondus et gelés ». Le plan du valet fonctionne à merveille puisque la jeune veuve exprime son étonnement, soit à l'aide d'exclamatives, soit d'interrogations. On peut par exemple relever « Quelle aventure ! », « Tu m'étonnes à un point !... », ou encore la question « Est-il possible ? ».

Conclusion

Ainsi par ses fausses confidences, le valet Dubois cherche précisément à attirer la vraie confidence d'Araminthe. Il veut y parvenir grâce à la ruse, grâce à l'art de la manipulation et grâce à son habilité. La jeune veuve peine de plus en plus à masquer son trouble, mais du fait de ses réticences, de son amour-propre affichés tout au long des trois actes, elle masque encore ses sentiments face à Dubois. Celui-ci cherchera donc toute la pièce à lui arracher l'aveu final.

Aussi on pourrait se poser des questions sur les réelles motivations du valet qu'est Dubois. Quels sont les mobiles qui le pousse à agir de cette façon: est-ce de vraiment essayer de provoquer l'amour de la jeune veuve, est-ce que c'est vraiment par amitié, par fidélité à son ancien maître, ou a t-il d'autres objectifs en tête ?