Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 03/12/2021 • Proposé par: marivoax (élève)

Texte étudié

DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystère.

Dorante.

Ah ! te voilà ?

Dubois.

Oui ; je vous guettais.

Dorante.

J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, M. Remy n’est donc pas encore venu ?

Dubois.

Non ; mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

Dorante.

Je ne vois personne.

Dubois.

Vous n’avez rien dit de notre projet à M. Remy, votre parent ?

Dorante.

Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une mademoiselle Marton ; voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne : il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois. Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune. En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

Dubois.

Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

Dorante.

Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

Dubois.

Eh bien, vous vous en retournerez.

Dorante.

Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

Dubois.

Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de madame.

Dorante.

Quelle chimère !

Dubois.

Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

Dorante.

Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

Dubois.

Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

Dorante.

Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.

Dubois.

Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

Dorante.

Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble.

Dubois.

Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. Adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être M. Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste.

Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2

Situation du passage

M. Rémy a recommandé son neveu Dorante comme intendant à Araminte qui est une jeune veuve fortunée. Il ignore que cela fait partie d'un complot qui a été tramé par Dubois, le valet d'Araminte, qui était autrefois au service de Dorante, pour introduire celui-ci chez sa nouvelle maîtresse et pour lui faire partager l'amour de Dorante.

Introduction

La scène 2 de l'Acte 1 est la fin de l'exposition et elle réunit Dorante et Dubois qui vont effectuer une dernière mise au point avant d'enclencher le piège qui se refermera sur Araminte. La scène devient dynamique par l'énergie avec laquelle Dubois va balayer les doutes de Dorante. Il est sûr de lui, tout en étant conscient de deux obstacles : la position sociale et le caractère stable d'Araminte. C'est le dernier morceau de bravoure de Dubois qui cherche à remporter l'adhésion de Dorante. De plus, il parle beaucoup et devient ainsi le personnage principal de cette scène.

Problématique: Comment l’ingénieux valet Dubois prend l'ascendant sur son maitre ?

I. Le plan infaillible de Dubois

a) Dorante associé au plan de Dubois

"DUBOIS - Oh ! vous m'impatientez avec vos terreurs : Oh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je.". Dubois cherche à faire réagir Dorante et à le faire sortir de son pessimisme. En effet, il va rabrouer Dorante par des interjections exclamatives, et le verbe “réussir ” au futur. Il présente ainsi le succès comme assuré.

Ceci s'oppose au terme “terreurs ” qui avait une valeur hyperbolique et qui était associé aux sentiments de Dorante. D'ailleurs la conviction de Dubois est telle qu'il parle rapidement et que les phrases s'enchaînent avec la ponctuation, marquée par l'utilisation de la parataxe.

b) Des obstacles présentés comme surmontables

"Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là". L'anaphore du pronom “je ” (présent 3 fois) montre que Dubois au centre de son plan. Le rythme ternaire met de plus en valeur “je le veux ”.

"nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises". L'utilisation du passé composé permet à Dubois d'associer Dorante à son plan, grâce à sa valeur d'accomplie. De plus la répétition anaphorique de “toutes ” permet de montrer qu'il n'a rien laissé au hasard,

"que tout a été prévu à l'avance" met l'accent sur la stratégie de Dubois.

je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis“. L'anaphore de “je” montre là encore que Dubois a le rôle principal, qu'il se met en avant. Cependant, le mot “mérite" montre qu'il estime Dorante . “Je vous conduis” montre que Dorante doit s'en remettre complètement à Dubois.

"et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? " Avec l’utilisation du pronom personnel indéfini “on ” qui qualifie Araminte, Dubois s'associe à elle. L'utilisation répétée du futur qui marque la certitude montre que Dorante n'a pas de raison de s'en faire . Les mots “ruiné ” et “seul ” rappellent la situation de Dorante. La concession “toute raisonnable qu'on est" indique la nuance de l'obstacle qui sera surmontée.

II. Une inversion de l'ordre social

a) Pour réussir, Dubois va devoir prendre le pas sur Araminte

"Fierté, raison et richesse". Par ces trois mots qui qualifient Araminte, Dubois est en train de récapituler les éléments d'une victoire annoncée par un ton vigoureux (rythme ternaire) "il faudra que tout se rende." “se rendre ” est dans le registre militaire

"Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera". Par ce présent de vérité générale, Dubois appuie ses propos. La reprise du verbe “parler ” montre qu'il est sûr de lui, il semble promettre un triomphe amoureux. Le “et ” sous-entend "et je vous garantit", qui marque une formule d'insistance.

b) Dubois prend la première place et s'associe à l'amour

"adieu ; je vous quitte" il peut dorénavant disparaître car il a donné de fortes garanties à Dorante. Il appuie sa sortie et amène à Dorante la situation présente.

"j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Rémy ; nous voilà embarqués; poursuivons. ( Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous.". Rappel également du complot qui les réunit. L'action est engagée “nous voilà embarqué, poursuivons ”. C'est un rappel qu'il est toujours aux aguets par le “j'entends quelqu'un ” et la didascalie. Il est donc méfiant. La phrase injonctive “tâchez ” montre que Dubois essaye de s'appuyer sur Marton pour envisager ce qu'il faudra faire pour Dorante. Dans un premier temps le but est de cacher les sentiments de Dorante à Araminte.

"L'amour et moi, nous ferons le reste. ". Dubois est le personnage le plus puissant et le plus mystérieux, il paraît également prétentieux.

Conclusion

On peut considérer que l'exposition est achevée, on a vu le rôle de meneur de jeu de Dubois, et on voit maintenant qu'il ne veut pas fausser l'évolution des sentiments ni les évènements qui en découlent. Il se limite à organiser les choses et à en accélérer le rythme.

Le thème central qui rappelle ceux de Molière, est celui du rapport maître/valet, mais, chez Marivaux, le valet mène le jeu. Les milieux sociaux sont mis en avant avec la richesse d'Araminte et la pauvreté de Dorante.