Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2

Commentaire linéaire, en trois parties.

Dernière mise à jour : 20/03/2022 • Proposé par: alyly (élève)

Texte étudié

DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystère.

Dorante.

Ah ! te voilà ?

Dubois.

Oui ; je vous guettais.

Dorante.

J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, M. Remy n’est donc pas encore venu ?

Dubois.

Non ; mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

Dorante.

Je ne vois personne.

Dubois.

Vous n’avez rien dit de notre projet à M. Remy, votre parent ?

Dorante.

Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une mademoiselle Marton ; voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne : il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois. Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune. En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

Dubois.

Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

Dorante.

Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

Dubois.

Eh bien, vous vous en retournerez.

Dorante.

Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

Dubois.

Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de madame.

Dorante.

Quelle chimère !

Dubois.

Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

Dorante.

Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

Dubois.

Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

Dorante.

Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.

Dubois.

Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

Dorante.

Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble.

Dubois.

Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. Adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être M. Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste.

Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2

De l’auteur – Marivaux auteur résolument moderne, qui prend parti contre les Anciens lors de la fameuse Querelle, et qui utilise souvent dans ses pièces et ses romans le thème de l'amour comme lieu de rencontre entre des classes sociales différentes, quitte à choquer la bonne société de son temps. De l’acte - L’acte I correspond à l’exposition, et dévoile les enjeux dramaturgiques qui vont modeler la pièce, les forces en présence, mais surtout, dans des pièces psychologiques comme celle de Marivaux, l’état d’esprit des personnages. Ici se remarquent principalement le triomphalisme du valet Dubois et les doutes du maître, Dorante.

La pièce commence au moment où Dorante est introduit par Dubois chez Araminte qu’il aime. Dubois est l’ancien valet de Dorante, et l’aide à fomenter un complot pour séduire Araminte. Dans l’extrait que nous proposons, Dubois essaie de rassurer Dorante. La conquête d’Araminte semble difficile, pour deux raisons : son statut social supérieur, sa raison (son intelligence), mais cet obstacle sera facilement levé.

Problématique: quelles forces permettent-elles au complot/au stratagème de triompher des résistances d’une femme brillante, caractérisée à la fois par son statut et son intelligence ?

Plan

I. La beauté de Dubois est une meilleure recommandation que son statut social (premier mouvement, l. 1-17 Début- « …pour le moins »)
II. La passion d’Araminte aura raison de l’intelligence et de la sagesse de la jeune femme(deuxième mouvement, l. 18-25 « Et tu me dis… » - « …je tremble »)
III. Mais c’est finalement l’intelligence d’un simple valet qui aura raison de la résistance de sa maîtresse (l. 26-34, dernière réplique de Dubois)

Dubois apparaît comme le metteur en scène tout-puissant du stratagème. En somme c’est une scène quelque peu révolutionnaire, où l’intendant manipule sa maîtresse tout en étant lui-même manipulé par un valet ! Marivaux construit l’équilibre de sa scène sur une subversion des valeurs acceptées dans la société du XVIIIe siècle : le statut social et le bon sens/la raison/la soumission des valets aux maîtres.

I. Le pouvoir de la beauté contre les différences sociales

a) Première réplique de Dorante

Il se dresse des obstacles d’ordre social au rapprochement entre les deux amants. Le rythme des phrases est solennel, presque tragique et s'opposent dans leur construction.

On a d'un côté un rythme ternaire (en 3 parties), « Cette femme… finances. », qui fait état des atouts d’Araminte. Dorante y insiste sur le capitale relationnel (« un rang dans le monde ») et financier, mais aussi sur son état qui lui donne une grande liberté, le veuvage – la veuve n’est soumise ni au père ni au mari.

Et de l'autre une période carrée (en 4 parties),« et tu crois…n’ai point de bien » , qui liste les désavantages de Dorante. La forme interrogative traduit le doute fondamental du personnage. Au moment d’agir, Dorante se révèle indécis et craintif.

b) Première réplique de Dubois

Le ton est bien plus léger et sautillant que pour Dorante : le rythme des phrases y est rapide, le ton est celui la raillerie (« vous vous moquez »), avec une interpellation directe à Dorante… Dubois prend de la liberté avec son ancien maître en le faisant tourner sur lui-même (« tournez-vous […] ». Face à l’indécision de Dorante, il apparaît comme celui qui agit.

Le discours subversif relativise les deux valeurs les plus importantes dans la société de l’époque, l'argent et la naissance. Sur l’argent, il y a le jeu sur la polysémie de « bien » et de « mine » (le bien désigne à la fois l’argent – les possessions matérielles – et la belle allure, mine désigne la « bonne mine » mais renvoie aux mines d’or du Pérou d’où les Espagnols tiraient leur richesse après la colonisation de ce territoire). La comparaison : « taille qui vaut toutes les dignités possibles » fait de la beauté un atout social. Non seulement Dubois dédramatise la situation par le rire ; mais il oppose un ordre de valeur sociale (l’argent) à un autre ordre de valeur (la beauté).

L'autre valeur relativisée est la naissance. L'hyperbole « point de plus grand seigneur » est un jeu sur l’expression « grand seigneur » qui désigne un statut social (aristocratie) tout autant qu’un individu doté d’une certaine qualité morale et sociale. Il y a ici une opposition faite entre la noblesse de naissance et le mérite d’un roturier qui le rendrait digne de la noblesse (Dubois est dans le deuxième cas).

Dubois use de la prolepse pour se projeter l’avenir, et imagine deux petites scènes de roman, avec un effet de réel qui rend le récit crédible. Il fait cela avec l’intimité conjugale et la notation réaliste du « déshabillé » (hypotypose), c'est-à-dire un vêtement confortable d’intérieur. Et également avec la richesse et la maison (« la salle », pièce d’apparat où sont reçus les invités) et les attelages (« l’équipage»), signes extérieurs de richesse que seuls les Français aisés pouvaient se permettre.

Dubois a donc levé la première objection de Dorante (sur la différence des conditions) avant qu’une deuxième arrive.

II. l’intelligence et la passion

La deuxième objection de Dorante, fondée sur l’intelligence et la sagesse d’Araminte, qui ne se laissera pas séduire facilement, est aussitôt levée par Dubois.

a) La femme raisonnable : l'objection de Dorante

« Tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable » : l’adjectif « raisonnable » est important. Ce terme renvoie non seulement à l’intelligence (la raison) mais aussi, en parlant d’une femme, à son observation des devoirs et des convenances, supposée découler de cette même intelligence (bienséance).

La conséquence (implicite, c'est-à-dire non exprimée, car le style de Marivaux prise la rapidité) est qu'une telle femme, à la fois intelligente et sage, ne saura pas se laisser séduire facilement.

b) La proie facile selon Dubois

Dubois développe une psychologie entièrement différente. Il suppose qu’une femme sage est une proie plus aisée qu’une femme facile (figure du paradoxe, idée qui va contre l’opinion commune).

La gradation (verbes de plus en plus forts) - elle sera honteuse/elle se débattra tant/elle deviendra si faible - est une métaphore de la lutte entre les instincts/la passion et l’intelligence chez la femme, qui finit par l’épuiser. Donc, si l'on suite ce raisonnement, une femme intelligente serait plus facile à séduire !

c) L’amour partagé comme excuse du stratagème

« elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir ». Littéralement, se soutenir signifie se tenir debout, au sens figuré se maintenir dans une position. L'image est ici celle de la femme qui cède ou chute. Elle est assimilée à une proie, ce qui pose un problème moral, puisqu'on est ici de l'ordre du stratagème ou bien même de la manipulation.

L‘amour éprouvé par Dorante permet-il de rendre le stratagème moins moralement douteux aux yeux du spectateur ? En tous les cas « je tremble » exprime le registre pathétique, et du coup, en montrant la vulnérabilité du jeune homme, nous pousse à nous identifier avec lui, bien que Dubois paraisse plus manipulateur et inquiétant malgré sa bonne humeur.

III. Dubois : machinateur, auteur, metteur en scène ?

Ici Dubois, le machinateur du complot, devient presque l’égal de l’auteur et du metteur en scène (théâtre dans le théâtre). Son discours est une petite exhortation rhétorique. La rhétorique est pour rappel l’art de bien parler. Un discours rhétorique se fonde sur le schéma suivant depuis l’Antiquité : l'exorde (introduction), la narration (rappel des faits), l'argumentation pour et contre, la péroraison (conclusion).

a) Exorde destiné à redonner confiance : le style comique parfait

Dubois a un ton paternel et familier avec Dorante, alors que celui-ci est son ancien maître. Son style est très oral, avec des exclamations comme « oh » et « eh ». La phrases nominale « un peu de confiance » exprime de l’entrain face à un maître qui souffre, à l’aide d’un style rapide et alerte. La rapidité de la parole et de l’élocution sont d'une grande importance pour Marivaux le dramaturge, et Dubois incarne parfaitement le caractère alerte, rapide et enjoué de la comédie.

Dorante est davantage dans un registre pathétique et dramatique. La pluralité des registres fait à ce titre aussi partie de la comédie. La manière dont Dubois s’exprime nous incite à l’écouter et à le croire, c’est la fonction de l’exorde d’un discours: capter l’attention et la bienveillance de l’auditoire (captatio benevolentiae en latin).

b) Narration : Dubois évoque les éléments factuels qui permettront à sa cause de triompher

Le rythme ternaire et la gradation (verbes de plus en plus forts) : « je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là » et le jeu de scène (Dubois désigne sa tête) ajoutent au léger comique de la situation tout en révélant la maîtrise du personnage sur la situation.

La maîtrise de Dubois est marquée par un rythme varié dans les segments de phrase (en 2, en 4, en 3):
- Rythme binaire (en 2): « convenus de toutes nos actions » /« toutes nos mesures sont prises ». Le complot, évoqué à mots couverts par des périphrases (« actions », « mesures »). « Actions » peut aussi renvoyer à l’art de l’acteur (théâtre dans le théâtre : la machination de Dubois est une pièce de théâtre).
- Rythme en 4 (période carrée) « je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ». A noter l’anaphore du « je » qui marque l’importance du Dubois, grand machinateur ou metteur en scène qui « conduit » les autres personnages comme un metteur en scène les acteurs.
- rythme ternaire « on vous aimera /épousera/enrichira ». Le succès du complot est à venir. Par ailleurs l'affirmation de l’hédonisme, avec le bonheur comme but, est une caractéristique de la philosophie du XVIIIe s. Dubois révèle en fait la fin de l’intrigue, se posant comme relais de l’auteur.

Donc Dubois est une figure très intéressante car il condense en lui l’essence du théâtre : il est acteur, metteur en scène et auteur de la pièce. Il s'ensuit par ailleurs dans la partie non étudiée du texte un petit passage argumentatif sur la puissance de l’amour.

Conclusion

La dimension subversive de la pièce réside dans le fait que Marivaux exprime à travers la machination conduite par Dubois au profit de Dorante de nouvelles valeurs dominantes, la beauté et l’intelligence rusées, face aux valeurs traditionnelles que représentent le statut social lié à l’argent, ou les convenances.