Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2 (extrait 3)

Corrigé d'un commentaire linéaire donné par le professeur, suite à un devoir sur table.

Dernière mise à jour : 02/04/2022 • Proposé par: kazox (élève)

Texte étudié

DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystère.

[...]

DORANTE. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien ?

DUBOIS. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame.

DORANTE. Quelle chimère !

DUBOIS. Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

DORANTE. Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

DUBOIS. Ah ! Vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE. Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS. Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant ; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?

DORANTE. Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble !

DUBOIS. Oh ! Vous m'impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! Un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy ; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste.

Marivaux, Les Fausses Confidences - Acte I, scène 2 (extrait 3)

Les Fausses Confidences, comédie en trois actes de Marivaux, jouée en 1737 par les comédiens italiens, offre le type même de la comédie d’intrigue. Après une première scène, très courte, où le valet Arlequin, immédiatement conforme, par sa balourdise, à l’héritage de la commedia dell’arte, introduit Dorante chez Araminte, la scène 2, qui met en présence Dorante et Dubois, autre valet, mais bien différent, constitue la véritable exposition. Son analyse nous permettra, en effet, d’en dégager le double rôle, traditionnel : de présenter les personnages, et l’intrigue.

I. Première partie : Un triple portrait

a) Le portrait d'Araminte

Comme souvent dans une exposition, sa présentation est indirecte, d’abord faite par Dorante qui insiste sur l’écart social entre lui et Araminte, sans donner de précisions : « Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ». La mention de son veuvage est importante, car, compte tenu du statut social des femmes au XVIIIe siècle, il lui offre une liberté précieuse, qu’elle répugnera peut-être à perdre puisque sa richesse, précisée ensuite, « plus de cinquante mille livres de rente », lui assure une totale indépendance. Elle est donc présentée d’abord comme inaccessible.

b) Le portrait de Dorante par lui-même et par Dubois

Si Dorante esquisse le portrait de Araminte, c’est pour mieux marquer les différences qui existent entre elle et lui. Ainsi, Dorante n’hésite pas à se définir comme quelqu’un qui n’est « rien », ajoutant qu’il n’a « point de bien ». Sa peur est liée à la réalité sociale en ce début du XVIIIe siècle, l’écart de fortune, mise en valeur par le redoublement de la subordonnée relative : « et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? ». De plus, Dorante n’est pas un simple libertin, c’est le mariage qui est bien l’enjeu de l’intrigue, Ces deux qualificatifs sont à rapprocher de ceux d’Araminte qui elle « a un rang dans le monde » et « veuve d’un mari qui a une grande charge dans le monde ». Ces deux oppositions, de biens et de rangs, précisent que l’existence de quelqu’un dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle est liée à ces deux critères. Mais aussi, que cela crée deux classes sociales irréconciliables. Ainsi Marivaux pose le conflit à résoudre, opposant amour et argent.

À ce portrait, Dubois répond doublement : dans un premier temps, il attribue une valeur à Dorante (par un jeu de mots : « votre mine est un Pérou », allusion aux mines d’or d’Amérique du Sud, et au beau visage de Dorante et par une valeur physique : « une taille »). Il renforce son indignation face au portrait que Dorante fait de lui-même par une exclamation : « allons, monsieur » et une hyperbole : « il n’y a pas de plus grand seigneur ». Dans la même phrase, il contredit et flatte. Il conclut son portrait par une certitude (« notre affaire est infaillible », le pronom possessif notre prouvant que le stratagème est commun aux deux personnages et une prédiction : « je vous vois en déshabillé ». Marivaux use alors d’un comique de mot : Dorante est déjà dans la chambre de Araminte.)

c) Le portrait indirect de Dubois par lui-même

Même si, dans la comédie, le valet est fréquemment l’adjuvant au service des amours de son jeune maître, la relation entre Dorante et Dubois est plus originale. Le tutoiement de Dorante alors que Dubois le vouvoie maintient, certes, la hiérarchie traditionnelle entre maître et serviteur, mais Dorante n’exerce plus de pouvoir sur son ancien valet, bien au contraire.

Par sa prise de parole, Dubois dresse, malgré lui, son propre portrait. Par l’usage de l’impératif et de phrases exclamatives, Dubois ordonne et affirme avec force. Cette force est renforcée par la répétition de l’adjectif « infaillible » et l’adverbe « absolument », lequel exclut toute remise en cause. Il prend l’ascendant sur Dorante, renversant le rapport maître-valet par la proposition « vous vous moquez ». En effet, cette liberté de parole, même si Dorante est son ancien maître, n’est pas envisageable. Il peut alors devenir visionnaire, « je vous vois… ». Il anticipe ainsi le résultat du stratagème et confirme par un fait concret ce qu’il affirmait précédemment.

II. Seconde partie : convaincre Dorante et le spectateur

a) Des doutes sur le stratagème

Dorante ne peut répliquer que par une phrase exclamative à la prédiction : « Quelle chimère ! », ne voyant dans les propos de Dubois, non une réalité, mais une illusion, trahissant ainsi ses doutes quant au stratagème. Il ne demande qu’à être rassuré et convaincu comme le spectateur. En effet, l’énonciation implique autant les deux personnages en scène que le lecteur/spectateur, c’est une double énonciation et ce dialogue doit permettre à celui-ci de croire Dubois et de susciter sa curiosité : comment fera-t-il pour aboutir ? C’est pourquoi, Dubois insiste en affirmant « Oui, je le soutiens » et en prolongeant ce qu’il prédit « vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. », mais cette affirmation contredit le terme « chimère » et renvoie donc à une réalité future.

b) Dubois plus affirmé que Dorante

Dans ces conditions, Dorante ne peut que reprendre un argument déjà employé : la différence de revenu : « Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. », rejetant en fin de réplique le nom de Dubois pour l’interpeller et le ramener à ce que Dorante pense être vrai. Mais dans cet échange de répliques brèves, stichomythie, Dubois se montre plus efficace, rebondissant sur la valeur : « Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins. » et réaffirmant sa conviction énoncée en première partie. La réplique suivante de Dorante est une phrase interrogative, prouvant que son argument n’est pas assuré bien qu’il reprenne une information de Dubois : « Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable ? ». Le terme raisonnable, lié à l’adverbe extrêmement, est perçu par Dorante, comme un obstacle majeur et le dernier qu’il peut opposer à Dubois. Toutefois la forme interrogative implique qu’il cède la parole à Dubois.

III. Troisième partie : l'annonce de l'intrigue

a) L'accroche

Mais la réponse est inattendue tant pour le spectateur que pour Dubois : « Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle ». L’intérêt est suscité : pourquoi est-ce favorable à Dubois et dommageable à Araminte ? Finalement, la question précédente de Dorante n’est qu’un moyen supplémentaire d’affirmer les certitudes de Dubois. Cette phrase non verbale, brève, dont la forme est répétée, annonce une justification. Celle-ci débute par une condition (plaire), qui semble acquise puisque Dorante est présenté par Dubois, depuis le début de leur échange, comme une personne au physique plaisant.

b) La promesse de Dubois

Ainsi la description des différents tourments que subira Araminte, « elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible », rythme ternaire, et avec une gradation, semble une évidence et Dubois peut conclure son raisonnement : « qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. ». C’est l’aboutissement que rappelle Dubois, convaincu d’y parvenir comme le prouve la négation restrictive « ne… que ». Ce futur terminant sa réplique est, non seulement une promesse faite à Dorante, insistant sur l’étonnement qu’il ressentira, mais une marque de la certitude que ressent le valet.

c) La raison mise de côté

Ainsi Dubois peut conclure son argumentation par une vérification : « Vous l’avez vue et vous l’aimez ? », mais la réponse de Dorante ne fait aucun doute. Il avoue ses sentiments sans détour : « Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble. ». La raison n’a plus d’influence sur le comportement de Dorante. Seuls ses sentiments le font agir. Finalement, Dorante et Araminte sont dans une situation analogue : la raison n’a ou n’aura plus de prise sur eux.

IV. Dernière partie : Le valet meneur de jeu

La relation se retrouve donc totalement inversée, plaçant le valet en position de force. C’est ce qui explique d’ailleurs le ton désinvolte qu’il se permet d’employer, se moquant plaisamment de la faiblesse de son maître amoureux : « Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ». Face à lui, Dorante ne fait, en effet, qu’exprimer ses craintes.

a) Un « nous » unificateur

Le valet et son ancien maître se retrouvent dans le choix de la première personne du pluriel, tous deux unis dans les formulations suivantes : « nos actions », reprise par Dubois par « nos mesures ». Ces deux expressions renforcent « nous sommes convenus » : les deux hommes se sont entendus, ont tout manigancé ensemble. Cependant, même s’il emploie ce pluriel, c’est bien Dubois qui se pose en instigateur d’une intrigue, soigneusement élaborée, puisque Dubois modifie ce « nous » par « je » : « Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ».

b) Une certitude

Il est donc, non plus simplement un adjuvant, mais celui qui entend bien obtenir la victoire, d’où l’emploi du futur de certitude, et la gradation qui le renforce : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. ». Son énergie est marquée par l’énumération ternaire qui affirme la réussite de son action : « et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes » et désignant Araminte par le pronom impersonnel « on ». Dubois reprend également l’adjectif qualificatif prononcé par Dorante, « raisonnable » tandis que « fière » s’oppose à « honteuse » dit par Dubois.

c) La puissance du valet

La brièveté des propositions en fait des vérités générales, qui confirment la puissance du valet : « entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. ». Les trois termes – « fierté, raison, richesse »- récapitulent tout ce que doit abandonner Araminte et donc les objectifs du stratagème de Dubois et Dorante. De plus, la personnification, « Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera », qui fait de l'amour un actant, souvenir du petit dieu Éros-Cupidon, doté d'une parole toute-puissante. Mais ne se confond-il pas ainsi avec Dubois, puisque c'est lui qui portera le discours amoureux. Même si, à la fin de la scène, il revient au « nous », c’est pour formuler ses ordres, « nous voilà embarqués, poursuivons », et un véritable ascendant sur son maître qui n’est plus, à la fin, qu’un simple exécutant : « À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste. »

Conclusion

Cette scène apporte donc toutes les informations nécessaires au public pour qu’il entre dans l’action tout en maintenant la part de mystère propre à piquer sa curiosité. À travers la discussion sur les chances de réussite ou les risques d’échec, l’échange, en effet, met parfaitement en évidence l’enjeu de l’intrigue, image de la société de la première partie du XVIIIe siècle avec, notamment, le rôle, joué par la richesse qui perturbe les statuts sociaux de la monarchie : peut-on se faire aimer malgré tous les obstacles ? Le cœur peut-il l’emporter sur la réalité sociale ? Cette exposition est aussi particulièrement dynamique, grâce à la personnalité du valet Dubois, qui dépasse – et de beaucoup – l’envergure du traditionnel valet adjuvant rusé. Il prend le pas sur son maître, sur lequel il exerce un total ascendant.