Victor Hugo, Les Contemplations - IV, IV: "Oh ! je fus comme fou…"

Commentaire composé.

Dernière mise à jour : 07/12/2021 • Proposé par: viktor (élève)

Texte étudié

Oh ! je fus comme fou dans le premier moment,
Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.
Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,
Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance,
Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ?
Je voulais me briser le front sur le pavé ;
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,
Je fixais mes regards sur cette chose horrible,
Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non !
— Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom
Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? —
Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,
Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté,
Que je l’entendais rire en la chambre à côté,
Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,
Et que j’allais la voir entrer par cette porte !

Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé !
Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !
Attendez ! elle vient ! Laissez-moi, que j’écoute !
Car elle est quelque part dans la maison sans doute !

Victor Hugo, Les Contemplations - IV, IV

Publié en 1856, Les Contemplations est un recueil de poésie composé de 156 poèmes rassemblés en 6 livres. « Oh ! je fus comme un fou dans le premier moment... » est le 4ème poème du livre 4ème « Pauca Meae », le livre de deuil dédiée à sa fille Léopoldine où le poète tente d'établir une forme de communication avec elle malgré sa mort. Le titre « Pauca Meae » est une citation latine signifiant « Quelques mot pour ma fille ». Le poète place les poèmes dans un ordre déterminé, conçu pour suggérer au lecteur une chronologie et un enchaînement logique des sentiments. Les textes sont ainsi regroupés par thèmes et selon une progression cohérente : d'abord le désespoir, puis la nostalgie, la méditation sur la mort, et enfin l'acceptation et l'espoir d'une vie après la mort.

Le sentiment dominant exprimé par ce poème est une souffrance conduisant à la folie. Nous verrons donc dans un premier temps comment Victor Hugo exprime cette souffrance et dans un second temps, nous étudierons le mouvement vers la folie dans lequel le poète est emporté.

I. L'expression de la souffrance

Le champ lexical de la souffrance : les verbes « souffrir, éprouver, pleurer » insistent sur la profondeur du désespoir du père ; désespoir qui s'explique par le refus d'accepter le décès de sa fille. En effet, nous pouvons également relever le champ lexical de la révolte : « je me révoltais (v.7) ; je n'y croyais pas (v.9) ; elle ne pouvait pas m'avoir ainsi quitté (v.13) ; c'était impossible (v.15) ».

L'oxymore « affreux rêve » ainsi que la précision crue du vers 6 suscite efficacement l'imagination du lecteur « Je voulais me briser le front sur le pavé ». Ce verbe de volonté est suivi de digraphes /br/ et /fr/ qui produisent des sons durs, amplifiant la violence de ce vers. Le poète souhaite mourir car sa douleur n'est pas supportable. La souffrance s'exprime également par la syntaxe et la ponctuation : Les interjections « oh ! (v.1 et 17) ; hélas ! (v.2) ; Non ! (v.9) » sonnent comme des cris de cœur. La fonction expressive de l'exclamation est un moyen de donner à la phrase par moment la brièveté et le déchaînement de la plainte. Du vers 3 à 5, Hugo s'adresse à certains de ses lecteurs « pères et mères », par interrogation rhétorique, qui auraient pu vivre la même souffrance que lui ; c'est une façon de quêter une aide, une consolation, de lutter contre la solitude où sa souffrance le condamne. Aux vers 10 et 11, il semble s'adresser à lui-même. On a une syntaxe très affective, et une émotion abondante.

L'ensemble de ces procédés contribue à développer la tonalité pathétique du texte : le poète partage sa souffrance et provoque chez le lecteur une sympathie, une compassion.

II. Le mouvement vers la folie

Le poète montre dans ce poème que cette forte souffrance d'un père causée par la mort de sa fille l'amène jusqu'à la folie. On retrouve dans le texte en effet plusieurs aspects qui définissent l'instabilité, instabilité majoritairement psychologique et morale.

Cette idée de folie est présente dès le début du texte : « je fus comme fou » ; le poète est fou de douleur « dans le premier moment ». Ensuite, Victor Hugo passe par une série de phases différentes. Du vers 1 à 6, il exprime sa profonde tristesse qui se manifeste par des pleurs et abouti à l'envie de mourir. Du vers 7 à 9, le « puis » marque une nouvelle étape, qui est la révolte et le refus d'accepter la réalité : « Et je n'y croyais pas, et je m'écriais : Non ! ». Il en vient finalement dans le dernier quatrain à l'hallucination. L'impression globale produite par le mouvement de texte est celle d'un discours quelque peu désordonné et d'un désordre mental qui s'aggrave progressivement pour arriver jusqu'à une sorte de folie hallucinatoire.

Le poème est essentiellement écrit au passé simple et à l'imparfait, mais à trois reprise le poète parle, interpelle (laissant la place au discours direct), et on ne sait pas toujours à qui il s'adresse. On a une alternance récit/discours, qui dramatise le poème car cela nous donne une impression de quelque chose de discontinu. Hugo veut montrer à quel point il est désorienté.

A partir du vers 12, la proposition principale « il me semblait » est suivie de cinq propositions conjonctives « que » qui renforce le sens d'idée fixe du texte. Dans ce dernier quatrain, on passe au discours direct à l'impératif et le poète évoque des gestes du quotidien : « rire », « sa main sur sa clef »... On a tout un vocabulaire de la perception : « elle est quelque part », « je l'entendais », « j'écoute » ; Hugo croit percevoir sa fille.

Conclusion

Dans ce poème dramatique et touchant, de par son expressivité et d'une grande force lyrique, élégiaque, Victor Hugo confie au lecteur ses sentiments les plus intimes. Il nous paraît affaibli et surtout fragilisé par le deuil. Il semble revivre les faits en les racontant. La création littéraire l'aide à faire son deuil.

C'est ce qu'on comprend quand on lit le livre IV des Contemplations : placé au centre du recueil, il permet à Hugo de reconstituer les étapes de sa souffrance, de la révolte initiale, évoquée de ce poème, jusqu'à l'acceptation de la mort exprimée par le célèbre poème « A Villequier ».