Victor Hugo, Les Contemplations - IV, XIII: Veni vidi vixi

Commentaire linéaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 14/12/2021 • Proposé par: viktor (élève)

Texte étudié

J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m’entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
J’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit le jour,
Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

Puisque l’espoir serein dans mon âme est vaincu ;
Puisqu’en cette saison des parfums et des roses,
Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes,
Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu.

Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.
Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? La voici.
J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,
Debout, mais incliné du côté du mystère.

J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi, j’ai veillé,
Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de ma peine.
Je me suis étonné d’être un objet de haine,
Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucune aile,
Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
Morne, épuisé, raillé par les forçats humains,
J’ai porté mon chaînon de la chaîne éternelle.

Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’à demi ;
Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme un homme
Qui se lève avant l’aube et qui n’a pas dormi.

Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
Répondre à l’envieux dont la bouche me nuit.
Ô seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !

Victor Hugo, Les Contemplations - IV, XIII

« L'enfer est tout entier dans ce mot : Solitude. » Cette citation reflète parfaitement l’esprit de « Veni Vidi Vixi », poème incontournable de Victor Hugo… Poète, romancier, dramaturge, critique, Victor Hugo est, sans conteste, un auteur d’une stature incomparable et inégalée. Né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris, il est considéré comme le plus important écrivain romantique de langue française, tout en ayant également été un homme politique et intellectuel engagé du 19ème siècle. Avec ses frères Abel et Eugène, il fonde en 1819 une revue, « Le Conservateur littéraire », qui attire déjà l'attention sur son talent. Dès cette époque, Hugo est à la fois poète, romancier, dramaturge et même journaliste. Il publiera alors Cromwell en 1827, Notre­ Dame de Paris en 1831... Il accède à l'Académie française en 1841. Il est également un farouche abolitionniste et plaide violemment contre la peine de mort : « La peine de mort est le signe spécial de la barbarie ». Il dénonce aussi la ségrégation sociale: "La question sociale reste, elle est terrible mais elle est simple, c’est la question de ceux qui en ont et de ceux qui n'en n'ont pas!". De 1830 à 1840, il publie Notre ­Dame de Paris (1831); Marion de Lorme (1831), Le roi s'amuse (1832), Marie Tudor (1833), Lucrèce Borgia (1833), Ruy Blas (1838); et surtout quatre recueils de poésies : les Feuilles d'automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), Les Rayons et les Ombres (1840).

En 1843, Léopoldine (sa fille) meurt tragiquement à Villequier, noyée avec son mari Charles Vacquerie dans le naufrage de leur barque. Hugo sera terriblement affecté par cette mort qui lui inspirera plusieurs poèmes des Contemplations, comme « Veni Vidi Vixi ». Il meurt à Paris le 22 Mai 1885 à 83 ans. Plus de 3 millions de personnes ont assisté à ses funérailles… Victor Hugo, dans Les contemplations, représente l’homme en utilisant la nature. Et il est forcé de reconnaître la grandeur de ce qu’il voit avec ses yeux, ressent avec son cœur et perçoit avec son corps. La nature se présente alors comme un tableau où l’homme est invité à vivre, mais aussi un tableau de ce que l'homme vit et est peut être amené à vivre. La nature ne donne donc pas seulement de la matière visible mais permet à l’homme d’atteindre quelque chose que les yeux humains ne peuvent percevoir.

Ici, Veni vidi vixi, apparaît comme le sombre bilan d'une vie. Il témoigne d'un sentiment que nous pouvons tous vivre à notre niveau : l'incapacité de voir la vie avec joie et amour, notamment lorsque nous sommes assaillies par les difficultés et les aléas de la vie. Le titre même, dont la traduction en français serait : « je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu », et qui pourrait plus justement se traduire pour la troisième partie par : « j’ai fini de vivre » ou « je suis mort », annonce ce qui va suivre. Il trace un parcours de vie, et la partie surprenante est la troisième, car elle suppose que le locuteur est soit agonisant, soit mort, soit désirant mourir. On peut alors se poser la question de la relation qu’il peut y avoir entre le titre et le poème. Pour répondre à cette question, il faut s’attaquer au texte. Auparavant, une brève explication concernant l’organisation générale du poème et la segmentation semble indispensable. Dans ce poème composé de huit quatrains, on peut surtout constater deux coupures, formant trois séquences : strophes 1 à 3, strophes 4­ à 6, strophes 7­ à 8. Dans la première séquence, de même que dans la troisième, le temps dominant est le présent, alors que dans la séquence médiane, le passé s’impose. Nous allons plus loin constater que la troisième séquence paraît être la suite de la première.

I. Le désir de mourir (strophes 1 à 3)

«J’ai bien assez vécu.» Cette déclaration fait l’ouverture et clôt également les trois premières strophes. Entre ces deux occurrences, huit « puisque » apparaissent. On peut donc observer que seulement une seule affirmation est posée, et tout le reste est présupposé. Cette affirmation tient une place centrale dans la première séquence, car elle est l’unique élément posé, elle inaugure le poème tout en fermant la séquence et surtout, elle fait écho à la partie la plus problématique du titre : « Vixi » (« j’ai vécu »). Huit éléments sont introduits par huit « puisque ». Ce terme amène habituellement une cause, de façon logique, évidente, et incontestable. Ici, c’est donc le locuteur qui conçoit ce rapport comme évident ou obligatoire. En allant encore plus loin, on peut aussi supposer que le locuteur considère les causes comme connues par l’interlocuteur (le lecteur). Même si celui-ci ne connaît pas les causes, l’effet de sens produit donne l’illusion qu’il les connaît. Cela est donc sensé amener l’interlocuteur à approuver le rapport de cause à effet et à éprouver les mêmes états d’âme que le locuteur. Il y a donc une nette implication du lecteur, grâce également à l’importance des déictiques comme « ce » (vers 6), « cette » (vers 10), etc. qui augmente à leur tour le degré de présence de l’interlocuteur.

Mais, paradoxalement, dans ce poème les « puisque » entraînent plutôt des conséquences et non des causes. On peut alors penser qu’il s’agit ici d’indices montrant que son temps de vie est passé et qu’il est maintenant temps de mourir. On peut voir que dans cette première séquence deux univers opposés apparaissent de façon paradoxale : l’euphorie et la dysphorie : « Puisqu’au printemps, quand Dieu met la nature en fête/ j’assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour » (vers 5­6). L’euphorie par excellence à l’extérieur, la dysphorie à l’intérieur. Pour l’euphorie, le sujet présente un « responsable » : c’est Dieu. Mais ici le « responsable » de la dysphorie reste caché, et ne sera dévoilé que dans la dernière séquence. L’euphorie est à nouveau évoquée aux vers 10 et 11 : « Puisqu’en cette saison des parfums et des roses, /O ma fille ! J’aspire à l’ombre où tu reposes ». L’euphorie est toujours extérieure, et n’agit pas du tout sur le sujet. Malgré la lumière de l’extérieure, lui qui était à la « non ­lumière » (il « fuit le jour »), désir aller à l’ombre où repose sa fille : il veut donc la rejoindre. L’état affectif atteint ici son apogée : c’est la première fois que le désir de mourir se manifeste, car jusqu’à présent c’était seulement la description de son état.

Aussi, le sujet qui avait commencé dans la douleur (« dans mes douleurs ») et qui était arrivé à l’état de « non­ joie » (« esprit sans joie »), au lieu d’essayer de revenir à l’euphorie ou à un état de « non ­dysphorie » en se dirigeant vers la joie, non seulement retourne à son point initial, mais en plus va en arrière : il souhaite disparaître. Le mot « mort » est exprimé explicitement dans le vers 12 : « Puisque mon cœur est mort ». Les états d’âme du sujet n’ont désormais plus d’emprise. Il s’agit d’ailleurs d’un fait réalisé, ce qui montre qu’il s’est passé un événement, en l’occurrence le désir de mourir. Ces huit indices, dans un ordre ascendant, ne répondent qu’à une seule donnée, qui est le fait que le sujet ait « bien assez vécu ». Il est donc étonnant de voir que même le désir de mourir, qui représente le sommet de la passion, est pris pour présupposé, et comme connu de l’interlocuteur.

II. Les raisons du désespoir (strophes 4 à 6)

Les raisons de son désespoir apparaissent dans les trois strophes suivantes. Dans cette séquence, le passé remplace le présent. Le point essentiel à souligner est que le sujet a rempli sa « tâche » dans la vie. L’existence d’une tâche supposerait la présence d’un destinateur qui aurait signé un « contrat » avec le sujet. Et ce dernier, qui a « fait ce [qu‘il a] pu », qui a « servi », qui a « veillé », qui a « beaucoup souffert et beaucoup travaillé », qui est donc resté fidèle au contrat et qui a réalisé la performance avec succès, a le droit d’être légitimement récompensé. Mais il ne reçoit pas ce qu’il désirait, car non ­seulement il n’est pas récompensé, mais il est même puni : il a « vu bien souvent qu’on riait de [sa] peine », il a été un sujet de haine ; d’où son étonnement.

Par conséquent, le contrat est rompu de la part du destinateur ; c’est pourquoi le sujet, toujours attaché aux valeurs auxquelles il avait adhéré, est « morne » et « épuisé » : il n’en peut plus. Comme on l’a vu dans la première séquence, il lui manque au moins un « stimulant » pour résister, et il n’a même plus aucun espoir d’en trouver un. Cette idée est à nouveau évoquée dans cette séquence : « Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile ». On peut également remarquer que le désespoir de cette séquence, contrairement à celui des séquences réunies, marque la fin d’un programme, et non le commencement.

III. L'abattement du locuteur (strophes 7 et 8)

Dans la dernière séquence, c’est-à-dire les deux dernières strophes du poème, on revient au présent : elle commence avec le mot « maintenant ». Comme dans la première séquence, nous sommes témoins d’un corps presque inactif, et de façon encore plus intense, car son « regard ne s’ouvre qu’à demi », il ne se « tourne plus même quand on [le] nomme », il ne « daigne plus même […] répondre », il est dans une « sombre paresse ». Le sujet est «plein de stupeur et d’ennui ». Cette manifestation s’intensifie en même temps que le désespoir s’élève à nouveau, dans les deux derniers vers. C’est l’ennui qui caractérise l’état d’âme du sujet, qui est las, qui n’a plus d’intérêt ni de plaisir à rien.

Les négations renforcent ce sentiment d'abattement du locuteur en niant par leur présence toute action. A nouveau comme dans la première séquence, on est proche de la tristesse et de l’indifférence. Dans les deux derniers vers, le sujet, qui ne trouvait aucun actant stimulant, s’adresse à un autre actant, et lui demande de l’aider. Celui-ci doit sans doute être le destinateur déjà évoqué à plusieurs reprises dans les séquences précédentes, qui a rompu le contrat et provoqué la dysphorie du sujet. Son identité est alors révélée : c’est le Seigneur. Ce n’est que celui-ci qui peut l’aider à atteindre ce qu’il désire : la mort.

Conclusion

Dans ce poème, nous sommes témoins d’un important contraste entre la perception intérieure et extérieure du sujet, due à l’opposition de l’expression de ce que ce dernier observait et ressentait. Celui­-ci a été dans le passé dans l’euphorie, il est maintenant malgré son attente dans la dysphorie, et pour son avenir, n’ayant pas le moindre espoir d’atteindre une nouvelle euphorie, ni même une « non-­dysphorie », il souhaite se débarrasser de cet état d’âme par le seul moyen qu’il lui reste : il aspire à mourir.