Victor Hugo, Les Contemplations - III, II: Melancholia

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 16/09/2021 • Proposé par: marca (élève)

Texte étudié

[...]

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les coeurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

[...]

Victor Hugo, Les Contemplations - III, II

Victor Hugo a été le chef de file du romantisme au XIXème siècle. Il a composé une oeuvre gigantesque qui témoigne de nombreux engagements personnels. Poète militant, il s'est préoccupé tout au long de sa vie du sort des misérables et à lutter contre toutes formes d'injustices sociales

Dans « Melancholia », extrait des Contemplations, recueil publié en 1856, il utilise le texte littéraire pour dénoncer le travail des enfants. Dans ce poème polémique, l'auteur a recours au registre pathétique afin de persuader son lecteur de l'atrocité que représente celui-ci. Sujet à une condamnation virulente, le travail est même présenté comme le principal acteur d'un monde inversé où l'homme est déshumanisé.

Ce texte polémique multiplie alors les stratégies de la persuasion afin notamment d'amener le lecteur à partager la révolte de l'auteur.

I. Un poème argumentatif

Victor Hugo, poète engagé se sert de sa plume comme d'une arme. A travers son texte, il apparaît comme un observateur indigné dénonçant le dur travail des enfants et ses conséquences.

a) L'état physique des enfants

Le poème commence par une triple interrogation à partir du même adverbe et du même verbe « où vont » (v.1). Ce vers 1 s'ouvre sur l'image d'un groupe important « tous ces enfants », caractérisé par une négation « dont pas un seul ne rit », traduisant l'absence de ce qui fait le charme de l'enfance, le sourire. On note les caractérisations insistant sur la jeunesse (« huit ans » v.3) et sur la douceur « doux êtres » (v.2). Ces caractérisations s'opposent aux trois subordonnées relatives, toutes dépréciatives « dont pas un » (v.1) , « que la fièvre » (V.2), « qu'on voit » (v.3)

C'est avec réalisme que le poète nous décrit l'état physique des enfants. Il insiste sur leur mauvaise santé « que la fièvre maigrit », leur fatigue « bien las » et leur manque de vitalité. Les couleurs qu'il évoque sont pales « quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue », ces enfants sont victime des adultes qui les emploient pour le profit. Au vers 12, il emploie le mot « cendre » qui peut avoir une double image ; la première est bien sur celle du charbon exposé dans l'usine, la deuxième celle des corps des enfants inhumés.

Melancholia recourt au registre pathétique à cause de son réalisme. Ce poème écrit avec précision la société du siècle dernier montrant les conditions déplorables des enfants dans le monde de l'usine.

b) La durée du travail et son aspect répétitif

Victor Hugo insiste sur la durée conditions de travail « ils s'en vont travailler quinze heures ». Il emploie une hyperbole et une répétition renforçant le caractère répétitif du travail : « Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement ». Ce passage souligne que les enfants sont de véritables outils à production, ils sont employés par des adultes pour le profit.

Le poète emploie de nombreuses répétitions contribuant à la dénonciation : « Ils s'en vont », « ils vont » ; » le même mouvement », « tout est ». Il souhaite aussi attirer l'attention du lecteur sur le fait que les enfants sont constamment dominés ; il emploie à plusieurs reprises l'adverbe « sous des meules ; sous les dents ». Les notations spatiales « sous » prennent rapidement une connotation très péjorative. Ils suggèrent un univers monstrueux et inhumain comme le soulignent les termes « meules », « prison », « dents d'une machine sombre », « ombre », « bagne », « enfer ». La gradation ascendante concernant cet univers infernal « prison, bagne et enfer » implique très fortement le lecteur dans ce monde d'esclavage que subissent les innocents.

Pour Victor Hugo, le monde de l'usine est comparable à l'enfer, il emploie à différents moments des métaphores pour insister sur la personnification des machines « sous les dents du machine sombre; monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre ». Le choix des termes fait ressortir le caractère quasi fantastique de cette usine ressemblant à l'antre d'un monstre.

c) La dureté du travail industriel

Leurs conditions de travail sont donc totalement « infâmes ». La position des enfants « accroupis » (v.7) insiste sur leur situation de victimes. Les antithèses « innocents/bagne » « anges/enfer » (v.9) apparente les lieux à des univers effroyables. Hugo souligne ainsi l'injustice qui frappe ces enfants, symbole d'innocence. Au vers 15, Hugo fait parler les enfants alors qu'ils n'en ont pas le droit ; c'est une sorte de prosopopée.

Pour Victor Hugo, le monde de l'usine est comparable à l'enfer, il emploie des personnifications par insister sur la dureté de ce travail « sous les dents du machine sombre; monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre ». Cet univers est froid et dur « tout est d'airain, tout est de fer ». Dans ce passage, on peut relever trois allitérations « m ; r et ch », le « r » étant la consonne de la menace.

L'indignation et la colère du poète s'expriment par de nombreux points d'exclamation. Et l'emploi au vers 14 de l'adverbe exclamatif « hélas » qui relève du pathétique.

II. La perversion du travail véritable

a) Le travail destructeur, inhumain et immoral

Il est présenté comme un esclavage à travers les termes très dépréciatifs « infâme », « étouffant » insensé ». Les enfants sont exploités « servitude infâme imposée à l'enfant » sans que les adultes ne prennent conscience de leur âge de leur mental et de leur résistance. Dans Melancholia, Hugo veut dénoncer la surdité des hommes par rapport à l'esclavage des enfants de cette époque.

Le caractère destructeur de ce travail est souligné par l'antithèse de « fait » et « défait ». Le chiasme du vers 20 met en relief les deux attributs de l'être humain, la « beauté » et la « pensée » que ce travail monstrueux détruit. Il illustre cette idée à travers deux exemples frappants révélant l'incohérence de ce travail qui ferait d'Apollon un « bossu » et de Voltaire un « crétin ». Le caractère exagéré de ces métamorphoses, formulé dans un registre de langue familier, fait apparaître les conséquences dramatiques du travail des enfants : ils sont gâchés à la fois sur le plan physique et intellectuel.

Hugo présente aussi le « travail mauvais » sous la forme métaphorique d'un oiseau de proie qui « prend » les enfants « en sa serre ». Il souligne ainsi son caractère dévié et immoral.

b) Le progrès monstrueux

Le progrès monstrueux inquiète le poète comme le montrent les interrogations « où va-t-il ? que veut-il ? ». Hugo l'analyse à travers les effets maléfiques et monstrueux. Ainsi, le travail personnifié « brise la jeunesse en fleur ».

Il entraîne aussi une véritable déshumanisation puisqu'il donne « une âme à la machine et la retire à l'homme ». L'opposition des verbes « donne/retire » souligne le caractère inacceptable de cette inversion des valeurs.

c) Travail maudit et vrai travail

Hugo condamne fermement ce travail : le terme « maudit » est répété trois fois. A cet effet, il emploie un vocabulaire extrêmement dépréciatif « vice », « opprobre », « blasphème ». Victor Hugo utilise des verbes forts pour exprimer son désaccord « haï des mères ; qui tue ». L'emploi du subjonctif « qu'il soit maudit » précédé d'une interjection « O Dieu ! » permet au poète de formuler un souhait : il appelle sur cet esclavage honteux la malédiction de Dieu.

Hugo achève son poème en établissant une distinction entre le vrai travail et celui qu'il dénonce à travers son poème. Les termes élogieux « saint, fécond, généreux » soulignent les vertus habituelles du travail, générateur de liberté, de bonheur et d'épanouissement. L'auteur est partisan d'un travail d'adultes et non d'enfants, un travail qui donne la liberté à l'âme jeune « au nom du travail saint, fécond et généreux qui fait le peuple libre et rend l'homme heureux.

C'est ainsi que le poème oppose deux significations du même terme : le vrai travail est un bienfait qui donne son sens à la vie humaine, mais lorsqu'il est perverti par l'homme ; le travail maudit nous conduit à une horrible servitude.

Conclusion

La poésie est donc ici un instrument de dénonciation. Melancholia est avant toute chose un poème à visée argumentative. Il dénonce une injustice sociale de son époque et il défend l'exploitation des enfants.

Par son réalisme et son pathétique, Hugo nous montre les conditions déplorables des enfants dans le monde ouvrier. Ce texte illustre un des aspects de l'œuvre de Victor Hugo : améliorer le sort des pauvres. C'est pourquoi on peut le comparer à son œuvre Les Misérables.