Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité: Passage à la société

Corrigé d'un sujet type bac technologique.

Dernière mise à jour : 29/10/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Texte étudié

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent, sains, bons, et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant. Mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes

Cet extrait du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes est célèbre. Il vient à la suite de la seconde partie du Discours qui commence ainsi : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile". Il s'agit donc de comprendre comment et pourquoi l'homme a délaissé l'état de nature, dans lequel il vivait libre et heureux, pour vivre en société et s'aliéner. Rousseau dans ce texte raconte l'origine de la société. Passer d'un état où l'homme savait se contenter de peu à un état d'accumulation, de consommation excessive, induit un état inégalitaire.

Attention ! l'état de nature, même s'il est positivement valorisé par Rousseau, reste une norme, une hypothèse de travail, un récit mythique. Rousseau n'a jamais préconisé un retour à l'état de nature. Ce serait faire un contresens que d'analyser ainsi ce texte.

I. Autour de quelle opposition le texte est-il bâti ?

Ce texte est bâti autour de l'opposition liberté naturelle et étal social où règne la dépendance généralisée.

Le premier paragraphe ("Tant que les hommes... commerce indépendant") décrit la vie de l'homme qui, certes, a inventé quelques techniques (Attention! n'imaginez pas l'état de nature "historique" comme un état de barbarie, c'est-à-dire de manque de culture. Même à l'état de nature l'homme a une culture), mais les fabrique seul, sans "le concours de plusieurs mains". Il entretient avec ses congénères des rapports simples, amicaux.

Le second paragraphe commence par une restriction "Mais", un "mais", qui initie l'opposition entre liberté naturelle et état social. Dès que l'homme découvre l'utilité de l'accumulation, dès qu'il découvre l'utilité de travailler à plusieurs mains, apparaît la division du travail. Le travail de la terre va donner naissance à la propriété et l'inégalité va s'installer. Des classes sociales se mettent en place: riches, pauvres, esclaves qui n'ont pas su à temps planter des poteaux et dire "ceci est à moi".

II. Expliquez les expressions suivantes

a) "Ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature"

Rousseau énumère des qualificatifs positifs mais qu'il va tempérer par la deuxième partie de la formule: "autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature ". En effet. Rousseau n'affirme pas que la condition de l'homme à l'état de nature est idyllique, paradisiaque. II ne prétend pas non plus que la société est absolument mauvaise.

Le changement d'existence produit la raison qui produit la loi. L'existence rationnelle introduit le mal (la propriété, pour Rousseau) qui n'existait pas dans l'existence à l'état naturel. Kant écrira : "Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, donc aucune infraction encore ; mais lorsque la raison entra en ligne et, malgré sa faiblesse, s'en prit à l'animalité dans toute sa force, c'est alors que dut apparaître le mal ; et, qui pis est, au stade de la raison cultivée, apparut le vice, totalement absent dans l'état d'ignorance, c'est-à-dire d'innocence."

b) "Le travail devint nécessaire"

Ici, le travail désigne :
- la dépendance des travailleurs les uns vis-à-vis des autres ;
- la contrainte qui en résulte.

Interrogez-vous sur ce "nécessaire" : "nécessaire" parce que le projet d'accumuler richesses, provisions, empêche (le revenir à la situation initiale où chaque homme ne cherchait à tirer de la Nature que ce qui lui suffisait individuellement. Métallurgie, agriculture vont se développer. Certains hommes vont en exploiter d'autres.

III. En quoi l'esclavage et la misère peuvent-ils accompagner l'accroissement des richesses ?

Remarquez tout de suite le paradoxe : plus il y a de richesses, plus il y a esclavage et misère. Analysons cette situation paradoxale.

En première analyse, il nous semble logique que l'accroissement des richesses favorise le développement du bien-être. du bonheur et de la liberté de l'homme. Le fait de disposer de nombreux bien matériels permet à l'homme de se détacher de sa dépendance à l'égard de la nature. L'animal ne peut que s'adapter, plus ou moins bien, à ce que peut lui offrir la nature. Parfois même, il disparaît (cf. disparition de certaines espèces et les explications de Charles Darwin). L'homme découvre certaines jouissances qui ne sont plus de l'ordre de la nature : sa qualité de vie change, évolue (par exemple, il embellit sont habitation). II développe sa liberté car si les richesses augmentent, la rivalité des individus entre eux s'atténue, à condition bien sûr que la distribution sociale des richesses soit équitable.

Cependant, nous arrivons à la deuxième analyse et constatons que l'accroissement des richesses ne développe pas pour tous bien-être, bonheur et liberté: plus les hommes inventent de nouveaux produits de moins en moins naturels, plus ils se sentent désemparés si ces produits viennent à manquer. D'où une misère psychologique constante, un état d'insatisfaction, même chez ceux qui ont des biens. Ensuite, l'organisation politique de la société, loin de chercher à corriger les inégalités, s'emploie à maintenir et même à favoriser la propriété des biens. sans se préoccuper de la différence des individus à cet égard. D'où une misère matérielle qui se développe.

L'esclavage provient lui aussi de l'accroissement des richesses : poussés par le désir de nouvelles productions, les hommes, déjà dépendants dans le travail, accroissent cette dépendance. Ils sont dépendants de leurs désirs mutuels. Peu à peu, les propriétaires du plus grand nombre de richesses deviennent propriétaires des outils de production (des usines). L'esclavage est alors vertical. Cf. critique de Marx : le travail devient une activité aliénée. Les trois aspects de l'aliénation du travail sont les suivants : aliénation du travail à la chaîne qui échappe à l'ouvrier, aliénation de l'activité productrice (qui n'a plus de sens pour le travailleur, qui est vécue comme contrainte extérieure), aliénation du producteur lui-même (la totalité de sort énergie est consacrée à la production).

Remarques

On peut aussi penser à l'analyse de René Girard (né en 1923). Le point de départ de toute son architecture intellectuelle est une théorie de l'homme conçue comme un être de désir : le comportement mimétique est la matrice de base des relations sociales (ce que je désire n'existe jamais indépendamment d'autrui). La conséquence est l'émergence d'un conflit. Le conflit est donc au fondement de toute relation sociale. Par mimétisme, les individus tendent tous en même temps à se ressembler et à s'opposer. Ainsi naîtrait la violence et, pour freiner cette folie meurtrière la mise en place d'un mécanisme le sacrifice d'un bouc émissaire