L'homme est-il naturellement méchant? Au XVIIIème siècle la question agite les esprits. Un siècle plus tôt, en 1651, dans le Léviathan, Thomas Hobbes avait développé sur le sujet une thèse devenue célèbre. Il avait cru pouvoir discerner "dans la nature humaine trois causes principales de querelle" : la rivalité, la méfiance et la fierté. Il en concluait que "aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition que l'on nomme la guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre tous. "
Lorsque, pour traiter le sujet de l'inégalité parmi les hommes mis au concours en 1753 par l'Académie de Dijon, Jean-Jacques Rousseau s'inquiète de savoir quelle pourrait bien être la condition originaire de l'homme, il rencontre cette thèse sur le chemin de sa propre pensée, qu'anime une conviction contraire. Jean-Jacques Rousseau est en effet persuadé que la rivalité, la méfiance et la fierté, loin d'être des dispositions naturelles, sont des effets de la vie en commun. A ses yeux l'amour de soi et la pitié sont les seules dispositions foncières de l'homme, dont ne saurait découler aucune méchanceté naturelle. Tel est le point de vue, original, qu'il développe au terme de la première partie de son Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes.
Une étude attentive du passage où il fait valoir sa conviction devrait nous permettre d'en percevoir et d'en apprécier l'apport philosophique. Jean-Jacques Rousseau passe pour être le théoricien de la bonté naturelle de l'homme. Nietzsche disait , dans Par delà le Bien et le Mal § 245 , que "l'Europe rêvait "avec lui. N'avait-il donné qu'à rêver ou bien avait-il réussi à élever jusqu'au concept un aspect fondamental de la réalité humaine?
Lorsque Jean-Jacques Rousseau aborde la question des dispositions naturelles de l'homme à l'égard de ses semblables, il le fait au terme d'une série d'évocations de la condition native des hommes, celle dont il avait tout lieu de penser qu'elle aurait pu être la leur "à l'état de nature ", antérieurement à tout commerce institué entre eux. Il avait envisagé tout d'abord cette condition sous son aspect "physique ". Il venait de l'envisager sous un second aspect, "métaphysique ". Il lui restait à la considérer sous un dernier aspect, "moral ". Il avait affirmé, parlant de l'état de nature, que « les hommes dans cet état ... ne pouvaient être ni bons ni mauvais. ». Il lui fallait justifier une
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité: L'amour-propre
Je suis élève en Terminale L et ayant redoublé, ce commentaire de texte est le dernier qui a été fait (par groupes de 5) l'année dernière en Terminale L. Il a été corrigé plusieurs fois par mon professeur qui nous a aidé à approfondir certains points.
Texte étudié
C'est la raison qui engendre l'amour-propre , et c'est la réflexion qui le fortifie ; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même ; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie qui l'isole ; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier à celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille , ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger. Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute espèce.