Maupassant, Pierre et Jean - Chapitre 9: Le départ de Pierre

Commentaire en trois parties :
I. Les indications spatio-temporelles ; le contexte,
II. Les préparatifs de la cérémonie,
III. La mise en bière, l'enterrement

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

Le 1er octobre, la Lorraine, venant de Saint-Nazaire, entra au port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de New York ; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine flottante où serait désormais emprisonnée sa vie. Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible :
"Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau ?
- Non, merci, tout est fini." Elle murmura : "Je désire tant voir ta chambrette.
- Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit." Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.
Or Roland, qui visita la Lorraine ce jour-là même, ne parla pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait s'embarquer dessus. Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent. Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant d'aller coucher à bord pour la première fois :
"Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau ?"
Roland s'écria : "Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise ?
- Mais certainement", dit-elle tout bas.
Pierre reprit :
"Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et demie au plus tard.
- Tiens ! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien vite nous embarquer sur la Perle afin de t'attendre hors des jetées et de te voir encore une fois. N'est- ce pas, Louise ?
- Oui, certainement." Roland reprit :
"De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais reconnaître les siens dans le tas. Ça te va ?
- Mais oui, ça me va. C'est entendu." Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout dans son âme. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme une lame émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un et de quoi que ce soit, et il laissait aller sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port ; et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.

Maupassant, Pierre et Jean - Chapitre 9

Introduction

Pierre jette l'éponge : son frère se marie avec Mme Rosémilly, sa mère vient de l'installer dans un magnifique appartement (que Pierre convoitait, d'ailleurs), et il sent qu'il n'a plus sa place dans cette famille où il est désormais un étranger. Poussé par son frère, il s'est engagé comme médecin à bord d'un bateau, la Lorraine, et le moment du départ approche.

I. Les indications spatio-temporelles ; le contexte

L'auteur précipite la fin de son roman par diverses accélérations temporelles. Le rythme du récit ne correspond pas au temps de la fiction, mais il est accéléré par des ellipses (4 : le "lendemain", 11 : "ce jour-là même") et des sommaires (14 : "pendant les jours qui suivirent"). L'attitude de Pierre est différente, et l'on sent bien que la fin des hostilités approche ; sa mère est ignorée, et même violemment repoussée quand elle tente un acte de contrition afin de se faire pardonner (lignes 4 à 10).

Une telle attitude ne peut être maintenue très longtemps sans rupture ou incident grave. Nous nous rendons compte que la communication ne passe pas dans le couple car le mari ignore la mésaventure de son épouse (ligne 12) et met "les pieds dans le plat" avec son habituelle maladresse (12 :"s'étonna beaucoup que sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait s'embarquer dessus.") L'isolement de Pierre est alors à son paroxysme (14 : "Pierre ne vécut guère dans sa famille"). La séparation est déjà effective.

II. Les préparatifs de la cérémonie

Le dialogue se mêle au récit, et le ton change un peu, quand arrivent les derniers instants. Pierre, conscient de la proximité de sa "mort", fait des concessions à son entourage. Changement d'attitude : Pierre passe de la brutalité (15 : "sa parole brutale semblait fouetter tout le monde") à la douceur (16 : double adverbe "très changé, très adouci"). Le père est allègre : il a eu une idée (19) et il consulte son épouse ("N'est-ce pas, Louise" deux fois, aux lignes 19 et 25). La mère est désolée et s'efface, consent à tout (20 : "mais certainement", 27 : "oui, certainement"). Tout le monde est prêt à donner le meilleur de soi, dans cette communion qui rapproche habituellement autour du "défunt". Chacun sent bien qu'il s'agit d'un moment important et

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