La recherche du bonheur est-elle nécessairement immorale ?

Dissertation entièrement rédigée en trois parties.

Dernière mise à jour : 19/11/2021 • Proposé par: hassanm (élève)

Lorsqu’une nation est secouée par des dérives autoritaires, l’individu est indéfectiblement porté vers la défense de son souverain bien : son bonheur. En effet, si l’Etat tyrannique est incapable d’assurer mes intérêts singuliers et personnels, desquels procède inéluctablement mon bonheur, j’en viendrais nécessairement à tenter d’attenter à l’intérêt général au profit de mon intérêt particulier : si la France occupée sous le régime de Vichy a vu se multiplier les collaborateurs, c’est parce qu’ils désiraient avant tout assouvir et apaiser leur soif de bonheur, en satisfaisant leurs intérêts propres, au détriment de l’intérêt de la nation.

Il semblerait par conséquent qu’il existe une inadéquation conceptuelle radicale entre le bonheur et la morale : de ce constat, il semblerait évident d’admettre que pour que des exigences de moralité soient observées, l’individu doit ostraciser son bonheur personnel en faveur d’intérêts communs qu’ils partageraient avec d’autres individus. Dès lors, force est de constater que la quête absolue du bonheur est avant tout une quête de l’individu pour l’individu, quête qui apparaît alors égoïste et aveugle à autrui, ce qui tend à affirmer que la recherche du bonheur est immorale.

Toutefois, le problème semble se complexifier : en effet, tous les individus recherchent une forme de bonheur, si bien que le bonheur ne semble pas immanent à un sujet nommément désigné mais plus largement à l’homme. La recherche du bonheur serait donc davantage universelle et constituerait par conséquent l’apanage de l’homme, si bien que l’on doit admettre que la recherche du bonheur n’est pas nécessairement immorale. Le bonheur n’est donc pas à concevoir comme l’assouvissement complet des intérêts immédiats, mais davantage comme un état propre à l’homme, état duratif et qui s’apparenterait à une plénitude absolue. Le bonheur se tisse donc également par un rapport avec autrui, car il est évident que l’individu en conflit permanent avec l’autre ne côtoie pas la sphère du bonheur, précisément parce qu’il est en disharmonie avec l’autre, et peut-être soi. Le problème est alors le suivant : la recherche du bonheur est-elle nécessairement immorale, et dans ce cas le bonheur est à concevoir comme radicalement opposé à toute aspiration à la moralité, ou bien le bonheur n’est-il pas compatible avec l’impératif de moralité, et dans ce cas il nous faudra admettre que les deux concepts ne sont pas exclusifs, mais corrélés ?

I. La nécessaire immoralité de la recherche du bonheur

Il est notoire que si l’individu ne s’inscrit que dans un rapport à l’assouvissement de son bonheur particulier, alors il est clair que le bonheur devient réductible à l’individu seul, si bien qu’il est dépossédé de sa dimension universelle. Dès lors le bonheur devient l’apanage d’un homme nommément désigné, et se réduit à l’instrument de la satisfaction de ses passions. Ainsi, le bonheur ne désigne que cet état de complétude absolue, d’harmonie de soi avec soi : se comprend alors que le bonheur n’entretient alors qu’un rapport avec le sujet qui vise à l’atteindre. Pour caresser son bonheur individuel, l’homme est donc prêt à annihiler le bonheur des autres au profit du sien : ainsi conçu, le bonheur est affaire personnelle qui ne vise qu’à satisfaire égoïstement les intérêts d’un seul. En ce sens, il est immoral.

Par ailleurs, le bonheur, parce qu’il est propice à l’eudémonisme et à la réalisation sporadique, désordonnée et sans frein des désirs individuels, s’apparente davantage à une quête impossible, illusoire, et onirique, que l’homme ne saurait atteindre. La recherche du bonheur introduit conséquemment un hiatus entre sa conceptualisation et sa réalisation effective, réalisation ardue. La recherche du bonheur introduit donc un biais sur le jugement de l’individu, qui est alors faussé. Saisir le bonheur dans une telle acception, c’est prendre le risque de croire qu’un tel bonheur est possible, envisageable et même atteignable, et dans ce cas il est clair que l’individu sera prêt à sacrifier le bonheur des autres pour accomplir le sien en fait.

En outre, la philosophie classique et plus tardivement, celle de Schopenhauer par exemple, prônent un ascétisme exacerbé qui récuse radicalement et fondamentalement l’assouvissement de tous les désirs de l’homme, en ce sens que l’impératif de vérité est en inadéquation avec le concept même de bonheur sans limites. D’autre part, une telle philosophie rappelle qu’il est insensé de se laisser dominer par des désirs qui se veulent indomptables, et ainsi devenir asservis à ceux-ci, car ce serait dire que la raison doit être subordonnée aux passions, qui sont par essence irrationnelles.

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Pourtant, la recherche incessante du bonheur est une donnée humaine et ne s’apparente pas nécessairement à une quête du plaisir. Si une telle quête est réduite à la seule réalité personnelle et individuelle d’assouvissement du plaisir et des inclinations particulières, elle bute sur sa propre finitude. En tant que quête de la vertu et de la concorde spirituelle, la recherche du bonheur rend compte alors de son lien avec la morale.

II. Le lien infrangible entre recherche du bonheur et morale

Néanmoins, malgré l’acception possible d’un bonheur égoïste qui ne vise qu’à apaiser les désirs intarissables d’un individu, le bonheur ne saurait être réductible à cette seule réalité : l’assouvissement constant d’un désir qui renaît de ses cendres. En filigrane, il convient de percevoir combien la quête du bonheur, si elle demeure fondamentalement et par essence humaine, ne se circonscrit pas à la réalisation d’un bien-être personnel qui rendrait acceptable une existence qui vaudrait à terme la peine d’être vécue. Le bonheur n’est donc pas seulement une projection vers l’extérieur, un mouvement centrifuge de satisfaction matérielle et concrète des désirs humains. Le bonheur est en réalité double : mouvement centripète, il est une force d’élévation spirituelle et morale qui vise non pas à sonder une intériorité mais plutôt à créer une osmose, une complétude parfaite entre soi et soi. Le bonheur ne reçoit donc pas de médiatisation. Il est la capacité que détient le sujet à rester en adéquation avec soi, mais aussi avec l’autre. Ainsi, le bonheur n’est pas une force inconnue isolable et isolée, sa recherche est davantage la marque d’une quête de spiritualité, rationnelle et cohérente. En ce sens, la quête intarissable du bonheur est intrinsèquement et extrinsèquement liée à la morale.

Ainsi, bonheur et quête spirituelle sont corrélatifs, et vont de pair. Force est alors de constater que bonheur et vertu sont consubstantiels. Car l’adéquation de soi avec soi préjuge de la volonté d’une introspection qui se veut avant tout révélatrice du bonheur. Si le bonheur naît d’un travail sur soi, il suppose en substance d’oblitérer la complaisance du sujet envers lui-même. Le bonheur procède alors indubitablement d’une volonté de recherche de la vertu. Dans l’Antiquité, si le bonheur est l’attribut du philosophe qui a su dompter ses passions, c’est parce que cet état est avant tout celui d’une harmonie de soi avec soi, et avec l’ordre des choses, qui préside au monde et à son agencement. Dans une telle optique, le bonheur est le résultat d’une recherche de la vertu, le bonheur ne comporte donc pas une fin en soi. Cette vision téléologique de la recherche de la vertu comme prémisse nécessaire à l’accession au bonheur révèle que le bonheur procède d’un dévoilement progressif et désintéressé. Ainsi, seul le sage est capable d’y accéder, par la constante recherche de la vertu qu’il mène.

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A l’examen, il semblerait qu’une telle acception du bonheur est également hors de portée pour l’homme : idéale, elle suppose une recherche de la vertu, présupposant ainsi que seul l’homme sage –si tant est qu’il puisse exister –peut l’atteindre, indirectement et par une recherche désintéressée : celle de la vertu. Le bonheur apparaît donc comme une déviation, un dévoiement plus exactement du but premier escompté : l’accession à la vertu. Par ailleurs, le bonheur ne procède pas nécessairement de la vertu, vertu qui n’est en rien la dépositaire d’un tel état. Une ultime interrogation se pose alors : la recherche du bonheur, dès lors qu’elle comporte une fin en soi en tentant d’assouvir des désirs renaissants notamment, peut-elle concorder avec la vertu et la moralité ?

III. La recherche du bonheur : entre immoralité et amoralité

Affirmer que la recherche du bonheur est immorale suppose en substance de poser une définition de la morale qui rende compte de l’incompatibilité substantielle entre les deux concepts, dont les portées s’entrecroisent et s’entrechoquent dès lors. La morale est constituée des lois issues d’un travail réflexif mené par l’homme, travail au regard duquel l’homme est censé effectivement atteindre la liberté dont il est porteur. Nonobstant, il semblerait qu’ainsi conçue, rien ne garantit que de la liberté procède le bonheur. C’est la raison pour laquelle Kant rappelle que l’homme s’inscrit dans une dualité insurmontable. En effet, si l’homme est fondamentalement libre tant qu’il gouverne la volonté qui est la sienne, inféodée alors à l’individu, la recherche du bonheur est morale, précisément parce qu’il est capable de se subordonner à des lois prescrites par la raison, nécessaires et porteuses de l’intérêt général, au détriment de ses inclinations particulières. Mais, d’autre part, l’homme est inféodé à ses propres déterminismes qui l’incitent à assouvir ses passions individuelles, dont la recherche du bonheur fait partie intégrante. Ainsi, en recherchant incessamment son bonheur, l’homme ne témoigne pas de la liberté qui est la sienne, précisément parce qu’il est alors exempt de toute indépendance vis-à-vis de ses passions : en effet, son vouloir est assujetti au mouvement de ses désirs, si bien que l’homme s’inscrit dans un rapport de sujétion à ses désirs, ce qui souligne tangiblement son absence de liberté. Se soumettre à des passions spontanées et immédiates sous prétexte qu’elles sont ce par quoi le bonheur de l’individu est assuré atteste de l’absence d’autonomie du sujet, qui ne parvient pas à s’arracher de ses passions grâce à la raison qui édictait la loi.

De là procède l’idée que renoncer délibérément à sa liberté au profit du bonheur est fondamentalement immoral. Néanmoins, il serait vain de nier que la recherche du bonheur reste par essence ni morale ni immorale, en tant qu’elle n’entretient pas nécessairement un rapport avec la morale. Cette amoralité de la recherche du bonheur est patente tant qu’elle n’est pas attentatoire à la liberté de l’individu, en voulant s’y substituer. Si l’on a vu que le bonheur est aussi symbiose intérieure de soi avec soi, il est latent que le bonheur ainsi saisi n’est pas moral en soi, ni immoral, en tant qu’il ne signifie en rien transgresser ou se conformer à une moralité transcendante à l’aune de laquelle la recherche du bonheur devrait s’apprécier. La recherche du bonheur ne sous-tend pas une morale préexistante qui serait un étalon, étalon au regard duquel la quête du bonheur serait jugée morale ou immorale. Par ailleurs, si le bonheur est adéquation de soi avec soi et ne porte pas atteinte à des considérations d’ordre moral, c'est-à-dire s’il ne tend pas à supplanter la liberté de l’individu, alors l’homme doit le rechercher dans sa quête d’harmonie. Avec Aristote l’on peut alors penser que l’individu dépositaire d’un bonheur qu’il chérit avec force sera plus à même de rendre une justice impartiale que l’individu que les turpitudes et les vicissitudes de la vie ont délité.

Conclusion

En bref, s’il nous a fallu remarquer que la recherche du bonheur peut sembler fondamentalement immorale dès lors qu’elle ne s’intéresse qu’à assouvir les désirs particuliers d’un sujet, ou qu’elle porte atteinte à la liberté en germe en l’individu, il nous a également fallu noter que cette quête n’est pas nécessairement immorale, et peut parfois même être amorale en tant que cette quête incessante qui taraude indéfectiblement l’homme ne heurte en rien la moralité dont il est également porteur. Enfin, avec Aristote, l’on peut légitimement penser que la justice est rendue plus inflexiblement et plus justement par un homme qui garde exclusivement son bonheur.