Victor Hugo, Les Châtiments - Livre III, Fable ou Histoire

Fiche en trois parties : I. Une histoire et une fable, II. La dénonciation morale, III. La dénonciation politique

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d'une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant, lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d'être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines,
Égorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire(1) vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : tu n'es qu'un singe.

(1) Gladiateur

Victor Hugo, Les Châtiments - Livre III, Fable ou Histoire

Ce texte extrait du livre III "La famille est restaurée" de Victor Hugo, homme politique, écrivain et véritable chef de file des romantiques, est un exemple d'utilisation de l'ironie pour exercer la satire contre Napoléon et notamment contre son coup d'Etat du 2 décembre 1804. On rappellera la définition d'une fable : c'est un petit récit en prose ou en vers destiné à illustrer un précepte.

I. Une histoire et une fable

a) un récit avant tout

- la mise en place de la fiction : le principe du conte : "un jour" : il était une fois... ;
- la vivacité du récit : emploi du passé simple ; rythme rapide : phrases simples, parataxe ; emploi du style direct.

b) la distance du narrateur

- la mise en scène d'animaux :un singe ; un tigre ; les bêtes. Le narrateur reste absent du récit : ce sont les autres personnages qui sont, seuls, mis en scène.
- champs lexicaux humains et animaliers mêlés : "se vêtit", "roi", "brigand"..., mais "rugissements", "antre", "les bêtes"...

c) un pastiche de La Fontaine

- Référence numérique au livre III, fable 3 : "Le loup devenu berger".
- Même trame générale ; même dénonciation de l'emploi du masque. Quelques différences notables, toutefois, qui apparaîtront au cours de la deuxième partie de l'explication.

II. La dénonciation morale

a) thème de la méchanceté

termes violents et abondants : atroce, féroce, grincer des dents, meurtre, rapines, égorger, carnage... Vue et ouïe sollicitées. Allitérations et assonances, pour mieux montrer la terreur qu'il répand : exemple : "r" et "i" au vers 15. Conséquence : imparfaits itératifs du vers 1.

b) thème du masque

opposition entre la méchanceté naturelle (celle du tigre) et la méchanceté volontaire (celle du singe), qualifiée ici d'"atroce".
- Importance du champ lexical du théâtre : se vêtir ; endosser ; croire. zeugma : endosser un vêtement : ici : "endossé le droit". Évocation supplémentaire du masque par l'image de l'antre (un endroit où on se cache, où le singe cache sa faiblesse naturelle). Union des thèmes du masque et de l'atrocité par l'asyndète entre les vers 3-4.
- vanité du singe en particulier dans la grandiloquence du vers 6 (coupe à l'hémistiche), en contraste avec le vers suivant : roi, opposé à brigand ! Hyperbole des vers 15 et 16 : "tout".
- apothéose du paraître avec l'emploi du verbe "être" au vers 16.

c) la dénonciation de l'imposture

Effet saisissant des trois derniers vers : "se vêtit" : "mit à nu" ; opposition entre la position de sujet du singe dans la majorité du poème, et sa position d'objet (donc objet de violence) dans la fin du poème. Le singe, sans défense, est pris dans les bras, comme un bébé ! Valeur péjorative (origine latine) du démonstratif dans le dernier vers : "ce vainqueur", explicitée par le "ne... que".

III. La dénonciation politique

a) L'accusation

Accusation claire des prétentions de Napoléon III dès le premier vers : "royal". "vainqueur" ; "le roi". Accusation précise contre les atrocités commises contre le peuple (fusillades ; déportations ; censure). Opposition entre Napoléon Ier et son neveu, qui porte son nom (son apparence), sans en avoir l'éclat. "endosser le droit" : allusion possible au symbolisme de la date du deux décembre : choisir cette date ne signifie pas qu'on va se montrer aussi éclatant que son prédécesseur !

b) rôle du poète

- Il apparaît ici, sous les traits du belluaire (gladiateur qui devait lutter contre des animaux sauvages, sans grande chance, par conséquent, d'être vainqueur dans la lutte). Le belluaire est ici seul, mais son rôle est renforcé par l'emploi de la diérèse (4 syllabes pour le mot).
- Le poète a pour mission de réveiller les consciences, de dénoncer ce qui doit l'être. Mais il reste discret : il n'est qu'un messager d'une parole divine, toute-puissante. Ce n'est pas Hugo qui a raison, mais Dieu qui parle à travers lui (d'où la discrétion de sa présence dans le poème).


Un poème qui utilise le rire (ou au moins le sourire), contrairement à d'autres qui utilisent le ton pathétique pour émouvoir le lecteur. Mais la dénonciation reste très claire et le ton réel est tout aussi indigné. C'est un poème qui se veut prophétique, il annonce de la chute de l'Empire 10 ans plus tard.