Bergson, Le Rire: Les mots, étiquettes et réalité

Ceci est le devoir personnel d'un élève. Note obtenue : 16/20.

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: marion6425 (élève)

Texte étudié

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles.

Bergson, Le Rire

Dans ce texte Bergson s’interroge sur le langage. D’ailleurs c’est un sujet qui fait l’objet de discussions philosophiques depuis l’Antiquité puisque Platon l’abordait déjà dans le Cratyle. Selon notre auteur, le langage est une sorte d’écran entre nous et le monde mais également entre nous et nous-mêmes. Par les mots, nous collons des étiquettes sur les choses au point semble t il de noyer certains sens, ceux qui ne rentrent pas dans un genre, un concept, une idée générale. Il y aurait donc une ambiguïté dans le langage qui serait tout à la fois un instrument nécessaire pour la pensée et un obstacle possible. Cependant sans le langage la pensée n’est qu’un rêve ; mais le langage peut trahir la pensée qui l’exprime, aboutir à un système de symboles qui se substituent à la pensée vivante et lui deviennent étrangers. C’est le risque toujours couru par l’esprit lorsqu’il incarne dans ses expressions et dans ses œuvres. Pourtant nous vivons dans un monde entièrement structuré par le langage et c’est lui qui rassemble et unit. Alors comment se pourrait il qu’en même temps le langage nous éloigne du monde et de nous même ?

Bergson déclare que « nous ne voyons pas les choses mêmes » c\'est-à-dire que notre vision du monde n’est pas complète. Certes je perçois mon environnement mais pas dans son identité totale dans ce qu’elle l’aurait d’originale et de singulier. Dès lors que voyons nous ? Il semble que ce que nous pouvons percevoir c’est ce que nous pouvons comprendre, ce qui a une signification pour nous. Cette compréhension se fait par la signification, par le sens et donc le signe. Or le propre du signe c’est de ne pas être compréhensible immédiatement, il faut l’interpréter et donc le penser. D’ailleurs une chose existe que si une pensée la pense.
De plus « nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles ». L’homme s’arrête à ce que l’objet a de plus général, de plus commun. Quand je dis que tel personne à de belles fleurs dans son jardin je n’aie pas besoin de dire que je parle des roses aux nuances orangées qui se trouvent devant le petit muret entre les géraniums et les hortensias. Je parle des fleurs dans ce qu’elles ont de plus communs et du coup je catégorise l’objet, je lui colle « une étiquette ». Donc il semble que nous nous satisfaisons du sens communs des choses sans chercher à les examiner ou bien nous pensons que chaque objet n’a qu’un seul sens, un sens convenu, un sens commun.
D’après notre auteur si l’homme procède ainsi c’est qu’il en a eu besoin. Ce dernier a catégorisé, hiérarchisé, ordonné, découpé et regrouper son monde que pour en dégager les choses utiles. Il a agit en fonction de ses besoins et ce n’est que par leur utilité que les choses ont été dénommées. De plus le langage a souligné ce phénomène en rendant la tâche de l’homme plus simple. Il a désigné les choses dont il avait besoin par des mots. Et ce n’est pas par nécessité biologique mais pour des raisons pratiques que les hommes ont substitué les paroles aux gestes. Du coup, toutes les choses ayant des caractéristiques communes ont été désignées par un mot. Je sais reconnaître un arbre même s’il en existe de toutes sortes, ayant chacun des caractéristiques et des singularités particulières. Mais peu importe, un arbre est un arbre et quand j’en parle tout le monde sait de quoi il s’agit. D’ailleurs si notre monde n’était pas formé ainsi personne ne se comprendrait. Et c’est bien grâce à ce monde structuré par le langage que l’enfant qui né peut grandir et trouver sa place parmi les siens. De plus il apprend à associer le mot et l’objet qu’il désigne en même temps.

Comment le langage peut il jouer un rôle aussi capital dans notre relation au monde ? « Car les mots désignent des genres » Les choses appartiennent à un genre dès lors qu’elles ont des caractéristiques communes. C’est ainsi que nous pouvons désigner par les mêmes mots des choses différentes qui appartiennent néanmoins au même genre. Du coup on peut comprendre pourquoi Bergson semble critiquer « cette tendance ». En effet, le genre occulte la singularité des choses et préfère ce qui est commun. Du coup, le langage n’est pas une représentation réelle des choses, il les simplifie voilà tout. Pourtant il serait inimaginable de décrire les choses dans leurs originalités les plus profondes sous peine de n’en avoir jamais fini. Seuls les noms propres échappent à cette catégorisation. Quand je parle de Pierre Dupond je sais qu’il y’en a qu’un, qu’il est unique, singulier.
Avant de poursuivre il est nécessaire de rappeler le lien entre langage et pensée. L’une ne peut exister sans l’autre. Le langage est un instrument de la pensée qui permet de disposer de la réalité. On ne parle pas pour dire des mots mais pour exprimer une pensée. Mais celui-ci ne risque t il pas de figer la pensée dans son élan, de réaliser, de chosifier des abstractions ? Fait pour spiritualiser la matière, le langage peut aboutir à matérialiser la pensée. C’est d’ailleurs le reproche que va lui adresser Bergson. A la rigueur le langage convient pour désigner des objets matériels. Il substitue à la multiplicité des choses des mots en nombre limité dont chacun exprime toute une classe d’objet, ce qui est très commode pour les hommes. Seulement cette origine sociale et pragmatique du langage commun le compromet pour l’expression des réalités spirituelles et de la vie intérieure. Celle ci est singulière et incomparable. Les mots abstraits et généraux ne peuvent que la banaliser et la trahir. C’est d’ailleurs ce que constate Bergson « Ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu ». De plus les moments de ma vie intérieure se fondent les uns aux autres comme les couleurs d’un soleil couchant. La vie psychique est une continuité fluide, vécue dans la durée et on conçoit aisément que le langage, calqué sur l’espace, la traduise mal. Je peux me rendre compte de ce malaise facilement. Quand je cherche des mots pour exprimer ma pensées j’utilise des termes impropres jusqu’à que je trouve celui qui va me satisfaire. Aussi le philosophe doit il toujours chercher les mots justes pour traduire sa pensée. En fait, c’est comme si les mots exacts pour traduire ma pensée n’existaient pas.
« Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? » Notre auteur suppose que nos sentiments s’expriment aussi par des genres. Je suis triste. Je suis heureux. Cependant, chaque individu ressent la tristesse ou le bonheur singulièrement. Les sentiments ne sont jamais les mêmes chez tel ou tel individu et pourtant nous les décrivons par les mêmes mots. C’est comme si les noms propres aussi avaient des genres. Les Pierre Dupond, les Paris, les Australie etc. Nous ressentirions alors tous les mêmes choses, nous serions touchés par les mêmes choses, bref nous serions tous identiques. Comme le dit notre auteur « nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens » Ces gens là sont uniques ainsi que leurs œuvres. Et ils le sont justement parce qu’ils ressentent les choses différemment. Ils sont peut-être tous les trois heureux mais pas de la même façon. Néanmoins tout trois expriment leur pensée. Le philosophe soucieux de la vérité devra t il exiger le silence et s’y condamner lui même ? Refuser de trahir la pensée serait en même temps refuser de l’incarner. Renoncer au langage c’est renoncer à la pensée. Bergson écrit des livres et ne se contente pas d’une communion muette avec la pensée pure. Seulement il s’efforce d’inventer un langage approprié à la nature de ce qu’il exprime. Ainsi, par des métaphores il suggérera le courant de la vie intérieure sans le défigurer. Du reste, ou je prends le risque de trahir ma pensée ainsi que mes sentiments ou je me tais.

« Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur ». Quand nous éprouvons un sentiment, ce n’est que son aspect banal, commun que nous percevons, celui que nous pouvons exprimer par des mots. « Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes ». Que ce soit un objet ou un sentiment, les mots les désigne dans ce qu’ils ont de commun pour tous les hommes. Tout le monde ressent le bonheur ou la tristesse mais pas de la même manière comme nous l’avons vu plus haut. Mais le langage ne nous permet il pas de découvrir ce qu’il y’a d’identique en nos pensées les plus intimes et de nous enrichir mutuellement de ce qu’il y’a de différent ? Car ici l’échange est un enrichissement. Si nous sommes deux avec chacun une pièce de 1 euro et si nous échangeons nos pièces, chacun de nous, après l’échange, n’aura toujours qu’une pièce de 1 euro. Mais si nous avons chacun une idée, après l’échange chacun de nous aura deux idées.
« Ainsi jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe ». Bergson reproche aux mots d’être toujours plus gros que les choses c\'est-à-dire d’avoir une généralité qui occulte la singularité des choses, qui dissimule leur individualité. Même ce que l’on a de plus singulier c\'est-à-dire nos propres sentiments, perdent cette leur originalité quand ils sont formulés par les mots. Cela signifie dès lors que mes sentiments dans ce qu’ils ont de plus pures me sont inconnus, je ne peux y accéder car un voile me sépare d’eux, les mots. Du coup « nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles ». Nous utilisons le langage pour nous comprendre mais celui-ci nous rend étranger au monde et à nous même. Ceci est paradoxal dans la mesure où il est notre milieu et que c’est grâce à lui que je peux vivre en communauté mais aussi que je peux penser. Certes les mots désignent des généralités mais du coup n’est ce pas une bonne raison pour nous forcer à penser les choses dans leurs singularités ? Sans un sens commun d’où nous pouvons partir nous ne pourrions penser et repenser les choses à nouveaux frais. C’est donc là qu’apparaît le rôle de l’interprétation. Il semble faux de croire que chaque mot n’a qu’un sens toujours vrai, éternel, absolu et définitif sinon en effet « nous nous mouv (rions) parmi des généralités et des symboles ».

Bergson reproche aux mots leur aspect nomenclaturiste : les mots sont des étiquettes collées sur les choses. Si Platon reprochait aux mots de désigner les apparences au nom de l’être et de l’essence des choses, Bergson, à l’inverse leur reproche de dissimuler les apparences dans ce qu’elles ont de plus singulier. Du coup, pour Bergson il existe une pensée pure, une pensée qui pourrait se passer du langage, ce dernier étant seulement nécessaire à la communication entre les hommes.

Remarque : il faut pour rendre complet le commentaire rajouter la vision du temps de Bergson (les choses changent)