Bergson, Le Rire: Les mots, étiquettes et réalité (extrait 5)

Ma copie d'élève de terminale générale sur le langage. J'ai eu 18/20.

Dernière mise à jour : 14/01/2024 • Proposé par: eloisehdr (élève)

Texte étudié

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe.

Bergson, Le Rire

Dans le labyrinthe des mots, Henri Bergson, philosophe du 19e siècle, nous invite à une introspection sur la façon dont notre langage, plutôt que de révéler la véritable essence des choses et de nos émotions, crée souvent un voile entre nous et la réalité. Une question centrale en philosophie est celle du langage. Le langage se définit comme un ensemble de moyens qui permettent de communiquer des pensées ou des sentiments. C’est une faculté proprement humaine.

Tel est précisément l’objet de ce texte nommé "Les étiquettes du langage" masquent la réalité, extrait de l’ouvrage Le Rire publié en 1900 par Bergson, dans lequel Bergson explique la fonction utilitaire du langage. Dans ce texte, la question est en effet la suivante : comment l’utilisation du langage accentue elle l’écart entre la réalité du monde et la représentation que nous nous en faisons ? Bergson défend précisément l’idée suivante : le rôle du langage déforme notre perception des choses et de nos expériences et nous éloigne de leur réalité concrète en introduisant une impersonnalité dans la façon dont nous les comprenons.

Dans un premier temps, de la ligne 1 à 8, Bergson traite de la fonction utilitaire et réductrice du langage sur notre perception des choses. Dans un second temps, de la ligne 8 à 15, il aborde aussi la fonction utilitaire vis-à-vis des sentiments. Dans un dernier temps, de la ligne 15 à 18, l’auteur explique que la fonction utilitaire du langage masque la réalité.

I. La fonction utilitaire, mais réductrice du langage

Dans cette première partie, l’auteur traite de la fonction utilitaire, mais réductrice du langage.

Tout d’abord, Bergson affirme que « nous ne voyons pas les choses mêmes ». Pour le dire autrement, nous n’avons pas une perception complète de la réalité. Il continue en indiquant que nous attribuons des « étiquettes » aux choses pour les désigner. Nous comprenons donc que les mots utilisés pour désigner des choses sont, d’une part, un intermédiaire entre les choses et nous-mêmes et, d’autre part, limitent notre perception de la réalité des choses. Dans le roman dystopique 1984 de George Orwell, le gouvernement totalitaire utilise la langue pour contrôler la pensée et manipuler la réalité. Orwell introduit le concept de la "novlangue", une langue artificielle créée par le régime pour restreindre la liberté de pensée en limitant la gamme des concepts et des idées exprimables. Par exemple, en éliminant des mots tels que "liberté", "indépendance", et "rébellion", le gouvernement vise à empêcher les citoyens de concevoir des idées subversives. Dans ce contexte, les mots deviennent à la fois des intermédiaires pour la communication et des outils de contrôle mental. Ils façonnent la perception de la réalité en limitant le vocabulaire disponible, influençant ainsi les pensées et les croyances des individus. Un philosophe qui pourrait être associé à une critique de la perspective de Bergson sur la perception et le langage est Ludwig Wittgenstein. Ce dernier a abordé la nature du langage, de la signification et de la réalité d'une manière qui s'éloigne de la vision traditionnelle de la représentation du monde par le langage. Dans Investigations philosophiques, Wittgenstein introduit la notion de "jeu de langage" pour illustrer comment les mots tirent leur signification de leur utilisation dans des contextes spécifiques au sein de formes de vie particulières. Il remet en question l'idée que les mots sont des intermédiaires statiques entre les choses et la pensée, et il met l'accent sur l'importance du contexte et de l'usage dans la compréhension linguistique.

Il poursuit en indiquant que les mots permettent de catégoriser les choses. Cette pratique est issue d’un « besoin » humain, «, car les mots désignent des genres ». Pour le dire autrement, la catégorisation des choses est nécessaire à la vie humaine et permet aux humains de communiquer entre eux. Le langage revêt ici une fonction utilitaire. Nous pouvons ajouter que le nom commun désigne une catégorie de choses ou de personnes dans leur ensemble, alors que le nom propre vise une personne ou une chose en particulier. Bergson précise que le mot est un moyen de décrire la chose par « sa fonction la plus commune et son aspect banal ». Le langage permet ainsi d’appréhender une chose de manière générique, sans s’attarder sur ses particularités. Nous pouvons prendre l’exemple de deux chats. Le mot « chat » renvoie à un animal domestique carnivore appartenant à la famille des félidés ; mais le mot « chat » ne nous renseigne pas du tout sur la couleur ou la race de de Chanel ou de Minette, ni sur leur âge, leur vécu, etc. Comprenons bien. Chanel et Minette sont tous deux des chats : le rapprochement entre eux se justifie pleinement, car ils présentent de nombreux caractères communs ; mais Chanel et minette, chacun de leur côté, sont aussi beaucoup plus que cela. Par exemple, Chanel se tordit la pâte un jour : elle en garde une légère marque, imperceptible pour nous, mais bien visible pour son maître. Averti de ce détail, son maître distingue sans peine Chanel de Minette ; mais nous, simples observateurs, ne voyons pas ce qui distingue Chanel de Minette : pour nous, elles sont seulement deux « chats ». Toutefois, un contre-exemple vient à l’esprit : en reprenant l’exemple si dessus, le terme « chat » pourrait être utilisé de manière très spécifique pour désigner un chat unique avec des caractéristiques particulièrement distinctives. Par exemple, imaginons une conversation entre des personnes qui connaissent intimement un chat particulier appelé "Mistigris". Si l'on dit le mot "chat", dans ce contexte précis, cela se réfère exclusivement à Mistigris, et non à d'autres chats. Mistigri pourrait avoir des caractéristiques très spécifiques qui le rendent unique, comme une marque distincte, une couleur de fourrure inhabituelle, ou des comportements particuliers qui le distinguent nettement d'autres chats. Dans ce cas, le mot "chat" n'est pas utilisé de manière générale pour englober tous les chats, mais de manière spécifique pour faire référence à un individu particulier avec ses propres traits distinctifs. Cela souligne que, dans certains contextes, même un terme généralement utilisé de manière large peut être spécifié pour se référer à quelque chose d'unique et d'individuel.

Enfin, par l’utilisation de termes à connotation négative « s’insinue », « masquerait » et « dissimulait », l’auteur considère que le langage crée une barrière entre la réalité de la chose et nous-mêmes. Prenons l’exemple des malentendus liés à l’interprétation des mots. Imaginons une situation où deux personnes parlent de la notion de "justice". Pour l'une, la justice peut signifier l'application stricte de la loi, tandis que pour l'autre, cela peut évoquer une notion plus large de l'équité et de la justice sociale. Les mots, dans ce cas, deviennent des étiquettes qui représentent des concepts complexes et subjectifs. Les divergences dans les expériences individuelles, les valeurs culturelles et les perspectives peuvent créer une barrière entre la réalité de ce que chacun entend par "justice" et la compréhension réelle de l'autre. À l’opposé de la vision réductrice du langage de Bergson, nous pouvons avancer l’idée selon laquelle le langage est indispensable à la communication humaine. C’est effectivement ce qu’aborde Jürgen Habermas, dans son œuvre majeure Théorie de l'agir communicationnel. Habermas explore en profondeur la manière dont le langage facilite la coordination sociale et la compréhension intersubjective. Pour lui, le langage n'est pas seulement un moyen pratique de communication, mais il est également lié à la construction de la réalité sociale et à la possibilité d'une action sociale coordonnée.

II. La fonction utilitaire du langage est-elle applicable aux sentiments ?

Dans cette deuxième partie, Bergson aborde la fonction utilitaire du langage vis-à-vis des sentiments.

Tout d’abord, Bergson applique sa thèse aux sentiments tout autant qu’aux choses : « ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originellement vécu ». Cela signifie que les sentiments peuvent être nommés, définis de la même manière que les choses. Nous pouvons prendre l’exemple de la nostalgie. Ce sentiment complexe, associé au désir ou à la tristesse causée par le souvenir d'une époque passée, peut être spécifiquement défini. Les dictionnaires proposent des définitions détaillées, telles que "un sentiment de tristesse mêlé à une affection positive pour une époque passée, souvent accompagné du désir de revenir à cette période ou de retrouver des éléments de celle-ci". Cette capacité à mettre en mots les sentiments permet une communication précise et une compréhension partagée au sein d'une communauté linguistique, semblable à la manière dont on définit des objets tangibles. Toutefois, Merleau-Ponty, un philosophe phénoménologue du 20e siècle, a exploré la nature de la perception, de l'expérience corporelle et de la manière dont nous comprenons le monde à travers nos sens. Dans son ouvrage majeur Phénoménologie de la perception, il remet en question la distinction nette entre le corps et l'esprit, soulignant que notre expérience du monde est profondément enracinée dans notre corporéité. Concernant les émotions et les sentiments, Merleau-Ponty s'est opposé à une séparation stricte entre le ressenti intérieur et le monde extérieur. Il a suggéré que les émotions ne peuvent pas être complètement détachées de notre expérience sensorielle du monde, et par conséquent, elles ne peuvent pas être définies ou exprimées de la même manière que des objets matériels.

Ensuite, l’auteur s’interroge sur la définition et sur notre perception d’un sentiment : est-il possible de définir un sentiment par un seul mot et d’avoir conscience de notre sentiment, alors que ce sentiment a « mille nuances fugitives et mille résonances profondes » ? Pour le dire autrement, cela aboutirait à généraliser un sentiment, alors que derrière ce sentiment, il existe une singularité propre à chacun. Nous pouvons prendre l’exemple de la tristesse. En effet, celle-ci n’est pas une émotion uniforme. Ce sentiment n’est pas le même lorsque nous perdons un proche que lorsque nous avons une mauvaise note à notre devoir de philosophie. Effectivement, la perte d'un être cher est souvent associée à une tristesse profonde et complexe qui peut s’avérer durable et nécessiter du temps pour être surmonté tandis que la tristesse associée à une mauvaise note à un devoir de philosophie est souvent moins profonde et plus spécifique. Cette tristesse est souvent temporaire et peut être atténuée par des efforts supplémentaires par exemple. Néanmoins, à l’opposé de ce que soutient Bergson, Sartre aborde dans son œuvre majeure l’Etre et le Néant la question de la conscience et de la subjectivité dans le langage. En effet, bien que chaque individu puisse expérimenter des émotions de manière unique, il existe des aspects communs à ces expériences. Sartre pourrait argumenter que la généralisation des sentiments, bien que nécessaire pour la communication et la compréhension sociale, peut parfois résulter de la mauvaise foi, où les individus préfèrent utiliser des catégories standardisées plutôt que de faire face à la complexité individuelle de leurs émotions. Ainsi, Sartre pourrait critiquer l'idée que la singularité propre à chacun est inatteignable dans la compréhension des sentiments. Toutefois, l’idée soutenue par Bergson n’est pas sans rapport avec celle de Nietzsche. Ce dernier exprime l’idée selon laquelle il n'y a pas de perspective objective unique, mais plutôt une multiplicité de points de vue. Il applique cette idée au langage en soulignant que les mots et les concepts ont des significations variées en fonction des perspectives et des expériences individuelles.

Enfin, L’imprécision est l’ennemie de l’identité du sujet, de son besoin d’exister en tant que lui-même et non comme un autre. Pour réussir cette transformation, nous « serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens » d’après Bergson. Les poètes sont ceux qui voient le monde sans la barrière du nom commun pour ne plus rencontrer que du singulier et de l’inexprimable. L’imagination du poète enlève au langage son caractère profondément général. C’est en effet ce que nous retrouvons dans le poème de William Wordsworth intitulé « lines composed a few miles above tintern abbey ». Dans ce poème, Wordsworth décrit une expérience où il se tient au-dessus de l'Abbaye de Tintern et reflète sur la beauté de la nature, les souvenirs de cet endroit et son impact sur son esprit. Wordsworth exprime une connexion profonde avec la nature et une compréhension de la vie qui va au-delà des mots communs et des expressions ordinaires. Il capte ainsi la singularité et l'inexprimable de son expérience en communion avec la nature. Il s'efforce de transcender les limitations du langage ordinaire pour exprimer quelque chose de plus profond et de plus personnel. C’est la critique que Nietzsche fait du langage lorsqu’il dit dans le Gai savoir que le langage vulgarise, généralise, appauvrit, affadit la richesse personnelle et individuelle. Seuls les grands écrivains (Flaubert, Balzac, etc.) sont capables de rendre compte de la richesse de la réalité.

III. La fonction utilitaire du langage masque la réalité

Dans cette dernière partie, Bergson énonce sa thèse : la fonction utilitaire du langage masque la réalité.

Selon Bergson, « nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur ». Effectivement, la perception que nous pouvons avoir de nos sentiments est externalisée et simplifiée. Pour décrire nos sentiments, nous devons recourir au langage courant de tous les jours et de tout le monde. Cette simplification est indispensable à la communication, mais contribue à la rendre impersonnelle et imprécise : « une fois pour toutes […] pour tous les hommes ». Finalement, les sentiments sont identifiés, mais leur dimension personnelle reste cachée. C’est précisément ce qu’illustre l’usage commun du terme « stress ». Souvent, lorsque les gens disent qu'ils sont "stressés", cela englobe une variété d'émotions et d'expériences complexes. Cela peut signifier différentes choses pour différentes personnes. Le stress peut résulter de divers facteurs tels que la pression au travail ou encore des préoccupations familiales. Par exemple, quelqu'un peut dire "Je suis stressé au travail", mais cela ne transmet peut-être pas la gamme complète d'émotions spécifiques, de situations et de nuances associées à ce stress. Dans ce cas, la simplification est utile pour une communication rapide, mais elle peut également contribuer à une vision simpliste et extérieure des sentiments impliqués.

L’auteur conclut que « jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe ». Ainsi, le langage nous éloigne des choses et de nous-mêmes. Notre intériorité nous échappe alors que le langage avait pour vocation de nous permettre d’appréhender les choses. Dans le roman À la recherche du temps perdu, Marcel Proust explore de manière profonde et complexe les thèmes de la mémoire, de la perception et de l'expérience individuelle. Dans ce roman, le narrateur, essaie de retrouver le passé à travers la mémoire involontaire, un processus par lequel des souvenirs apparemment oubliés sont ravivés par des expériences sensorielles. L'une des scènes les plus célèbres du roman est la madeleine trempée dans le thé, qui déclenche une série de souvenirs complexes et profonds. Proust explore la difficulté d'exprimer ces expériences subjectives et intérieures à travers les mots. Le narrateur tente de décrire les nuances de ses sentiments et de ses souvenirs, mais il se heurte souvent aux limites du langage. Les mots peuvent évoquer une certaine atmosphère, mais ils ne peuvent pas rendre pleinement compte de l'essence de l'expérience intérieure. Ainsi, dans cette perspective, le langage peut sembler éloigner l'individu de sa propre expérience intérieure en introduisant des limitations dans la capacité à exprimer pleinement et avec précision la singularité de cette expérience. Cela correspond à l'idée que, même dans notre propre individualité, il peut y avoir un écart entre l'expérience intérieure riche et la manière dont nous la traduisons en mots. Nous pouvons opposer à cette conception, la théorie freudienne. Dans la psychanalyse, l’analyse effectuée par le thérapeute est un moment de libération d’une parole capable de faire émerger ses pensées inconscientes, d’en prendre conscience et de se comprendre soi-même afin de guérir. Les concepts freudiens invitent à explorer la richesse de l'intériorité humaine plutôt que de la percevoir uniquement comme échappant à notre compréhension à travers le langage.

Conclusion

Ainsi, l’utilisation du langage accentue l’écart entre la réalité du monde et la représentation que nous nous en faisons. En effet, Bergson décrit la fonction du langage qui, bien qu’elle soit utilitaire, car il nous permet de catégoriser les choses, elle est aussi réductrice tant pour les choses que pour les sentiments. L’auteur affirme alors que la fonction utilitaire du langage masque la réalité et déforme notre perception des choses et de nos expériences en introduisant une impersonnalité dans la façon dont nous les comprenons. La vision qu’adopte Bergson vis-à-vis du langage reste alors très réductrice. Pourtant, le langage peut se révéler être infiniment précis. Effectivement, nous pouvons nous libérer sans forcément être poètes comme l’explique la psychanalyse freudienne.