Lorsqu'il s'agit d'apprécier les pouvoirs du langage, la réflexion a sans doute intérêt à s'interroger d'abord sur son origine : d'où viennent les mots et quels sont leurs buts initiaux ? C'est ce que fait ici Bergson, et cela le mène finalement à souligner combien nos mots et nos idées sont liés à des préoccupations d'ordre avant tout pratique.
I. Caractère "naturel" de la vie sociale et du langage
La première affirmation du texte peut d'abord surprendre : il n'est pas habituel de soutenir que la vie sociale n'a rien à voir avec "une habitude acquise et transmise". Cette dernière expression évoque en effet un fait de culture, et l'on doit donc admettre que la vie sociale de l'homme est indépendante de sa culture : comprenons que le besoin de vivre en société est antérieur aux différentes formations sociales et à leur diversité, et que c'est en ce sens que la vie sociale relève de la "nature".
C'est ce que confirme la comparaison avec la fourmilière : l'homme et l'insecte sont destinés à s'intégrer dans une organisation. Reste bien entendu une différence majeure : pour la fourmi, ce but est inscrit relativement à des "moyens tout faits" (instinctifs), ce qui a pour conséquence directe l'invariabilité de la fourmilière, tant à travers le temps que d'un exemplaire à un autre ; au contraire, dans l'homme, il n'y a pas de "moyens tous faits" : il faut alors "réinventer" des moyens pour réaliser le but, c'est-à-dire pour vivre en société, et cela a pour conséquence une variabilité des "formes", des solutions sociales (tant, à nouveau, dans le temps que dans l'espace : les sociétés se distinguent historiquement et culturellement).
Le langage correspond au même besoin "naturel" que la vie sociale, et même que les activités du corps (marcher, mais aussi bien respirer ou manger). Et c'est également à partir de ce besoin naturel que peuvent se constituer conventionnellement des solutions divergentes : les langues à strictement parler, dont les mots sont à chaque fois conventionnels.
II. Fonction initiale du langage
Cet adjectif lui-même, pour peu qu'on y entende la "convention" au sens étymologique de rassemblement ou réunion, signale déjà que la fonction primitive du langage est bien d'établir une communication entre des hommes réunis. Mais cette communication est elle-même finalisée : elle doit mener à une coopération, puisque celle-ci est l'avantage fondamental de la vie sociale.
La coopération implique une action à opérer ensemble, et c'est pourquoi le langage premier "transmet des ordres ou des avertissements" : il est lié à une action immédiate ou différée. Dans le premier cas (ordre ou prescription), le langage révèle une efficacité à court terme. Dans le second (avertissement, description), son efficacité s'inscrit dans une durée plus longue ; mais de part et d'autre, il se confirme que sa fonction est toujours sociale, quel que soit l'aspect particulier que l'on veuille y souligner : l'industrie (à prendre ici au sens premier de fabrication technique), le commerce (échanges) ou la sécurité (le côté "militaire") sont des manifestations éminemment collectives, qui supposent comme prévu la coopération des hommes entre eux.
Si le langage initial est ainsi finalisé, il reste à préciser à quoi correspondent les mots : quel est leur rapport avec la réalité ? On peut supposer qu'ils correspondent davantage aux besoins du groupe (en raison même de leur fonction sociale) qu'au souci de coller exactement ou fidèlement à ce que seraient les choses en elles-mêmes. C'est ce que confirme la fin du texte : les mots opèrent un découpage dans le réel. Leur nature conventionnelle suggère que ce découpage lui-même partage la même qualité. En effet, il est effectué par une perception elle-même liée aux besoins du "travail", de la pratique, de l'action. Ce qui signifie en particulier que ce qu'un mot peut mettre en valeur dans une chose (ses "propriétés") n'est rien de plus que ce qui est intéressant, dans cette chose, pour l'activité humaine.
III. La préoccupation pratique détermine les mots et les idées
C'est pourquoi la singularité de la chose est abandonnée dans le mot qui la désigne : ce dernier, qui sera un mot "commun", fera abstraction des attributs particuliers -pour désigner tous les arbres, le mot "arbre" n'implique aucune hauteur, aucune forme de feuillage, aucune couleur spéciales. Dans la mesure où l'élaboration du vocabulaire est déterminée par l'intention pratique de l'esprit à l'égard des choses, les mots qui le constitueront ne pourront souligner que les éléments récurrents des choses. On peut ici faire remarquer que Rousseau, remontant en quelque sorte vers un langage plus primitif encore, soulignait au contraire que le premier vocabulaire, ne dépendant pas encore d'abstraction dont l'esprit restait incapable, était composé vraisemblablement de seuls noms "propres" et devait donc être particulièrement étendu.
Puisque nos idées correspondent à nos mots, il apparaît complémentairement que notre représentation du monde est elle-même liée aux intérêts pratiques : c'est l'ensemble des actions envisageables par rapport au réel qui façonne la conception que nous en avons, en même temps que la transposition que nous en faisons dans le langage.
Conclusion
On peut à travers ce texte deviner combien, selon Bergson, la langue nous éloigne du réel en lui-même : liée à des besoins sociaux, elle est au service des représentations collectives intéressées, mais s'écarte d'autant de la réalité du monde. Il resterait à savoir comment celle-ci peut dès lors être retrouvée, et surtout dite malgré tout.