Bergson, La Pensée et le Mouvant: L’origine des mots

Corrigé entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 03/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Texte étudié

D’où viennent les idées qui s’échangent? Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits pour atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher. Or quelle est la fonction primitive du langage? C'est d’établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate, dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il décrit sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même (...) quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée.

Bergson, La Pensée et le Mouvant

Lorsqu'il s'agit d'apprécier les pouvoirs du langage, la réflexion a sans doute intérêt à s'interroger d'abord sur son origine : d'où viennent les mots et quels sont leurs buts initiaux ? C'est ce que fait ici Bergson, et cela le mène finalement à souligner combien nos mots et nos idées sont liés à des préoccupations d'ordre avant tout pratique.

I. Caractère "naturel" de la vie sociale et du langage

La première affirmation du texte peut d'abord surprendre : il n'est pas habituel de soutenir que la vie sociale n'a rien à voir avec "une habitude acquise et transmise". Cette dernière expression évoque en effet un fait de culture, et l'on doit donc admettre que la vie sociale de l'homme est indépendante de sa culture : comprenons que le besoin de vivre en société est antérieur aux différentes formations sociales et à leur diversité, et que c'est en ce sens que la vie sociale relève de la "nature".

C'est ce que confirme la comparaison avec la fourmilière : l'homme et l'insecte sont destinés à s'intégrer dans une organisation. Reste bien entendu une différence majeure : pour la fourmi, ce but est inscrit relativement à des "moyens tout faits" (instinctifs), ce qui a pour conséquence directe l'invariabilité de la fourmilière, tant à travers le temps que d'un exemplaire à un autre ; au contraire, dans l'homme, il n'y a pas de "moyens tous faits" : il faut alors "réinventer" des moyens pour réaliser le but, c'est-à-dire pour vivre en société, et cela a pour conséquence une variabilité des "formes", des solutions sociales (tant, à nouveau, dans le temps que dans l'espace : les sociétés se distinguent historiquement et culturellement).

Le langage correspond au même besoin "naturel" que la vie sociale, et même que les activités du corps (marcher, mais aussi bien respirer ou manger). Et c'est également à partir de ce besoin naturel que peuvent se constituer conventionnellement des solutions divergentes : les langues à strictement parler, dont les mots sont à chaque fois conventionnels.

II. Fonction initiale du langage

Cet adjectif lui-même, pour peu qu'on y entende la "convention" au sens étymologique de rassemblement ou réunion, signale déjà que la fonction primitive du langage est bien d'établir une communication entre des hommes réunis. Mais cette communication est elle-même finalisée : elle doit mener à une coopération, puisque celle-ci est l'avantage fondamental de la vie sociale.

La coopération implique une action à opérer ensemble, et c'est pourquoi le langage premier "transmet des ordres ou des avertissements" : il est lié à une action immédiate ou différée. Dans le premier cas (ordre ou prescription), le langage révèle une efficacité à court terme. Dans le second (avertissement, description), son efficacité s'inscrit dans une durée plus longue ; mais de part et d'autre, il se confirme que sa fonction est toujours sociale, quel que soit l'aspect particulier que l'on veuille y souligner : l'industrie (à prendre ici au sens premier de fabrication technique), le commerce (échanges) ou la sécurité (le côté "militaire") sont des manifestations éminemment collectives, qui supposent comme prévu la coopération des hommes entre eux.

Si le langage initial est ainsi finalisé, il reste à préciser à quoi correspondent les mots : quel est leur rapport avec la réalité ? On peut supposer qu'ils correspondent davantage aux besoins du groupe (en raison même de leur fonction sociale) qu'au souci de coller exactement ou fidèlement à ce que seraient les choses en elles-mêmes. C'est ce que confirme la fin du texte : les mots opèrent un découpage dans le réel. Leur nature conventionnelle suggère que ce découpage lui-même partage la même qualité. En effet, il est effectué par une perception elle-même liée aux besoins du "travail", de la pratique, de l'action. Ce qui signifie en particulier que ce qu'un mot peut mettre en valeur dans une chose (ses "propriétés") n'est rien de plus que ce qui est intéressant, dans cette chose, pour l'activité humaine.

III. La préoccupation pratique détermine les mots et les idées

C'est pourquoi la singularité de la chose est abandonnée dans le mot qui la désigne : ce dernier, qui sera un mot "commun", fera abstraction des attributs particuliers -pour désigner tous les arbres, le mot "arbre" n'implique aucune hauteur, aucune forme de feuillage, aucune couleur spéciales. Dans la mesure où l'élaboration du vocabulaire est déterminée par l'intention pratique de l'esprit à l'égard des choses, les mots qui le constitueront ne pourront souligner que les éléments récurrents des choses. On peut ici faire remarquer que Rousseau, remontant en quelque sorte vers un langage plus primitif encore, soulignait au contraire que le premier vocabulaire, ne dépendant pas encore d'abstraction dont l'esprit restait incapable, était composé vraisemblablement de seuls noms "propres" et devait donc être particulièrement étendu.

Puisque nos idées correspondent à nos mots, il apparaît complémentairement que notre représentation du monde est elle-même liée aux intérêts pratiques : c'est l'ensemble des actions envisageables par rapport au réel qui façonne la conception que nous en avons, en même temps que la transposition que nous en faisons dans le langage.

Conclusion

On peut à travers ce texte deviner combien, selon Bergson, la langue nous éloigne du réel en lui-même : liée à des besoins sociaux, elle est au service des représentations collectives intéressées, mais s'écarte d'autant de la réalité du monde. Il resterait à savoir comment celle-ci peut dès lors être retrouvée, et surtout dite malgré tout.