Bergson, Le Rire: Les mots, étiquettes et réalité (extrait 3)

Commentaire entièrement rédigé en deux parties. Note obtenue : 17/20.
Les remarques du professeur :
- L'objet et l'enjeu du texte sont armés et ton commentaire est fidèle à la fin du passage
- Bonne mise en perspective
- Des qualités au niveau de l'expression. Bon départ.
En gras et italique, les annotations du professeur. Il s'agissait du premier devoir de l'année, donc il a été fait preuve d'indulgence.

Dernière mise à jour : 14/01/2024 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.

Bergson, Le Rire

Lorsque nous parlons, nous utilisons le langage comme moyen de communication, afin d'exprimer une impression, un objet ou un sentiment. Or nous pouvons penser, comme le fait Bergson, que le langage n'est pas apte à traduire la richesse de l'esprit, car nous éprouvons parfois des difficultés à exprimer à l'aide de mots nos sentiments et nos sensations intérieures. Dés lors se pose la question suivante : toute la richesse de la pensée est-elle quantifiable en terme de langage ? Indique en plus ici les grandes lignes de ta discussion.

I. Toute la richesse de la pensée n'est pas exprimable à travers le langage

"Nous ne voyons pas les choses mêmes", nous dit Bergson. "Nous nous bornons le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles". Il nous expose ici évite cette présentation l'idée selon laquelle entre la chose et nous s'interpose une tendance à ne voir que quelques signes (les "étiquettes"), au lieu de saisir les choses dans leur unicité. Cette tendance, ajoute-t-il, est née du besoin utilitaire : si je cherche un crayon bille bleu, je le trouve d'un coup d'œil sans avoir eu à aucun moment besoin de me dire : "je cherche un objet oblong translucide, de telles ou telles dimensions" dont je pourrais détailler les caractéristiques à l'infini. La force de l'habitude ne me fait retenir que certains aspects de la chose dont j'ai besoin ; aussi le distingué-je de manière immédiate. Le mot amplifie cette propension naturelle, et entraîne une abstraction encore plus poussée des caractéristiques de l'objet ; "crayon" désigne ainsi un ensemble infini d'objets ayant une fonction analogue. Il s'agit d'une idée générale, d'un concept, qui catégorise les perceptions antérieures. Le mot voilerait de fait la réalité unique du référent. Bergson déplore donc ici notre approche conceptuelle du monde sensible, approche rendue nécessaire par l'action et le dialogue, qui exigent la rapidité du concept et du mot.

Il va plus loin encore, affirmant que notre "individualité nous échappe". Nous pouvons en effet nous demander si lorsque nous éprouvons un sentiment quelconque, nous ressentons notre propre sentiment ou bien le concept qui a pu être transmis par les mots jusqu'à notre conscience. Comme les mots n'expriment que ce qu'il y a de commun entre tous les hommes animés d'un sentiment semblable (concepts d'amour, de haine par exemple), l'affirmation de Bergson prend tout son sens. Il tient le signe linguistique pour plat, abstrait et surtout impersonnel. Dés lors, ne finissons-nous tous pas par adhérer aux mots plus qu'à nos sentiments, nos pensées propres ? Pas tous, nous répond-il : les artistes pourraient, par leur intuition, ressentir véritablement la richesse de leur pensée. L'artiste éveillerait alors en nous la perception d'une réalité préexistante mais demeurée inaperçue.

Ainsi, il en vient naturellement à tirer les conclusions suivantes : pour la plupart d'entre nous, notre champ de pensée (prise au sens large), se situe "extérieurement à nous-mêmes", dans une "zone mitoyenne entre les choses et nous". Cette réduction est rendue nécessaire, nous dit-il, par les nécessités de l'action. Il est en effet beaucoup plus facile d'agir sur des concepts véhiculés par le verbe qu'en se cantonnant à la réalité. L'avantage pratique est indéniable : si l'on compare les progrès d'un singe à ceux d'un enfant en bas âge, la supériorité de l'enfant apparaît nettement avec l'acquisition du langage. Voilà pourquoi nous sommes obligés de nous mouvoir comme "en un champ clos" en agissant sur des symboles. Mais il faut toutefois remarquer que Bergson affirme implicitement l'existence d'une partie de la pensée - à l'œuvre chez les artistes et les philosophes -, qui se laisse entrevoir par l'intuition. Cette pensée, qui s'exprime dans la contemplation de la réalité, n'est pas traduisible par le langage ; elle semblerait de fait hostile à la rationalité propre à celui-ci. Ce spiritualisme tout bergsonien aboutit à la conclusion suivante : toute la richesse de la pensée n'est pas exprimable à travers le langage.

II. Un texte à contre-courant de la philosophie de l'époque

Cette prise de position est pour le moins originale ! Le spiritualisme de Bergson contraste nettement avec ses contemporains.

Saussure expose ainsi dans son Cours sur la linguistique générale que la pensée et l'expression ne sont que "les deux faces d'une même feuille" et donc indissociables. L'existence d'une pensée libérée du langage n'est pas alors admise. L'influence de Kant et d'Hegel, lequel affirmait que "vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée" est encore sensible. L'existence de sentiments "propres" par rapports aux concepts de sentiment du langage est en effet sujette à caution. Comment l'individu pourrait avoir conscience d'un sentiment qui n'ait pas été préalablement analysé, conceptualisé ?

De même, l'affirmation selon laquelle "les mots sont des étiquettes sur les choses" va à l'encontre de ce que nous dit Merleau-Ponty : " le mot est adéquat à son sens lorsqu'il n'est retenu que sous sa forme instituée". Autrement dit, si le mot s'affranchit de sa dimension symbolique - qui, elle est générique -, il exprime parfaitement une pensée. Le fait de penser le mot "haine" ne fait pas disparaître la profondeur de sens que l'on a pu y placer.
Analyse insuffisante

En outre de nombreux paramètres tels que l'intonation, le rythme et l'accentuation modulent le sens d'un mot et font de lui plus qu'une simple "étiquette", alors que l'idéalisme de Bergson fait d'une langue un ensemble de correspondances entre des mots et des choses. Un autre élément montrant le caractère singulier de la position de Bergson est sa vision de l'artiste. Il fait de lui un moyen d'expression de la réalité. Mais que devient dés lors sa puissance propre s'il n'est plus qu'un vecteur ? spécieux

Hâtif ! Ce texte est visiblement à contre-courant de la philosophie de l'époque. Il faut y voir là la conséquence de la démarche intuitive de l'auteur qui rejette la connaissance discursive et de facto la philosophie classique. Bergson nous soumet le vieux problème du corps et de l'âme, dualisme sous-jacent à ce texte à travers l'opposition entre la spiritualité et la matérialité du langage. Même si ses thèses idéalistes semblent quelques peu dépassées de nos jours (au regard de la neurobiologie par exemple), il a le mérite de nous proposer un regard neuf sur le monde et de nous inviter à nous détourner de l'action.

Conclusion

Il semble donc apparaître après cette étude que la spiritualité n'est pas incompatible avec le langage, à condition toutefois de bien vouloir abandonner la dimension symbolique du signe linguistique, ce que confirmera Merleau-Ponty. Ce texte ne possède pas moins un intérêt philosophique majeur : son originalité et sa fraicheur, qui expliquent peut-être le succès de la philosophie bergsonienne dans son époque toute imbibée de scientisme et de positivisme.