L’intitulé du sujet nous demande si « le vivant » est un « objet d’étude scientifique » comme les autres ? La réponse peut sembler aller de soi : la biologie, c’est-à-dire la connaissance scientifique de la vie, fait partie des disciplines scientifiques. Si la biologie est apparue au XIXe siècle, l’intérêt pour les êtres vivants s’élabore depuis l’antiquité. Mais si les progrès réalisés en biologie au cours du temps ont permis d’accroître considérablement la connaissance des composants élémentaire du vivant, il n’existe pas plus aujourd’hui qu’hier une théorie unifiée du vivant.
Force est de constater que, même si nous parvenons à faire la distinction entre un être vivant et un objet inanimé, il nous est difficile d’expliquer ce qu’est la vie et d’en élucider la nature. Aujourd’hui les biologistes étudient des manifestations de la vie ou des formes variées de vie, mais non pas l’essence de la vie. De plus, il y a tant d’espèces que l’on qualifie de vivantes : les microbes, les insectes, les plantes, les animaux… Mais qu’ont-ils en commun ? Ainsi, les êtres vivants apparaissent comme des objets d’études complexes que la science expérimentale aura du mal à appréhender non seulement en raison de leur structure cellulaire très complexe que de leur spontanéité rendant les manifestations de la vie imprévisible. C’est pour cela que la biologie a souvent tenté au cours du temps de réduire le fonctionnement du vivant à un fonctionnement matérialiste, mécanique.
Comment appréhender, comprendre toutes les manifestations du vivant ? Y a-t-il une spécificité propre au vivant qui fait de lui un objet d’étude scientifique à part entière ? Ou bien est-il un sujet d’étude scientifique comme les autres ? Dans l’introduction d’Histoire de la notion de vie de Pichot, il souligne qu’au cours de l’histoire de la biologie, il n’y a eu que « deux grandes conceptions de la vie, […] celle d’Aristote […] et celle de Descartes. Toutes les autres peuvent se comprendre à travers ces deux-là qui en sont les paradigmes ». Après avoir montré la scientificité de la biologie et du vivant, nous verrons que la spécificité du vivant le rend irréductible à un seul modèle. Nous verrons finalement qu’aujourd’hui se pose dans la science expérimentale moderne le problème de l’éthique.
I. La biologie et du vivant sont des objets de science
Le vivant est un objet de science comme les autres.
La biologie est une partie intégrante des disciplines scientifiques au même titre que la physique, la chimie, la géologie, … Elle apparaît officiellement au XIXe siècle, ce qui fait d’elle une science relativement jeune, mais l’intérêt pour la connaissance du vivant s’élabore dès l’antiquité grecque avec Aristote, premier philosophe à avoir étudié la vie. Dans son Traité des animaux, il nous donne une définition du vivant sous le fait d’être « animé ». L’idée est que l’âme permet à l’animal d’être un automate, c’est-à-dire de « se mouvoir par lui-même ». Si Aristote et d’autres philosophes grecs cherchent la connaissance du vivant, on ne peut parler de science à proprement parler. En effet, la nature était vue comme une sorte de personne avec un langage secret qu’il fallait interpréter. Ce qui a fait de l’étude des vivants, et donc de la biologie, une science comme les autres, c’est l’apparition de la méthode expérimentale. Ainsi, la biologie moderne est fondée sur l’émission d’une hypothèse, puis un test de la validité de cette hypothèse en reproduisant un phénomène et en faisant varier un paramètre. Le paramètre que l'on fait varier est impliqué dans l'hypothèse. Le résultat de l'expérience valide ou non l'hypothèse. Afin d’étudier le vivant expérimentalement, les scientifiques sont amenés à observer des bactéries au microscope, disséquer un animal, observer les interactions d'une plante avec son milieu. Ainsi, on peut parler d’étude scientifique pour la biologie.
De plus, différentes sciences s’appliquent à différentes études de ce qu’est le vivant. En effet, on peut étudier le vivant du point de vue des espèces et de leurs fonctions, c’est une des parties de la biologie, comme par exemple, la zoologie ou la botanique. On peut également étudier la morphologie ou l’anatomie, c’est-à-dire la structure interne du vivant ou encore l’éthologie qui étudie les comportements des espèces animales en interaction avec leur milieu naturel. Ainsi, différents aspects de la biologie mènent à différentes études scientifiques, selon le point de vue où le scientifique se place. Néanmoins, Il n’est pas évident, au premier abord, de configurer un modèle sur lequel s’appuyer afin de pouvoir étudier, analyser le vivant et ainsi d’en orienter sa conceptualisation du fait de la diversité du vivant. Ainsi, la science moderne a commencé sur le modèle mécaniste, inaugurée par la physique galiléenne et formulée, dans toute son extension, par Descartes. Il a cherché à proposer une explication mécaniste des fonctions organiques. En effet, les fonctions vitales du corps d’un homme ou d’un animal pourraient être assimilées à des mécanismes que l’on observe dans les machines construites par l'homme. Le cœur serait une pompe, les muscles, les tendons seraient des poulies ou des leviers. Descartes a aussi émis la théorie des animaux-machines. Selon lui, le comportement animal s’explique de la même façon que le mouvement d’une machine automate. Le mécanisme applique les principes de la physique mécaniste à l’être vivant. En associant le corps de l’homme à une machine, on cherche à gagner en connaissance du vivant.
II. La spécificité du vivant le rend irréductible à un seul modèle
Mais le vivant ne se résume pas aux hommes, aux animaux…
Le monde vivant est divers et varié. La bactérie fait partie du monde vivant, les cellules qui composent tout corps vivant aussi. Mais leur fonctionnement ne peut être réduit à des machines. Selon Claude Bernard, toutes les manifestations du vivant, aussi bien que celle des corps bruts, sont nécessairement déterminées par des causes organiques et physico-chimiques, même si la biologie peut être considérée comme semblable aux autres sciences, car on lui applique tout autant l’objectivité, l’expérimentation … La biologie n’est pas une science comme les autres, elle étudie les phénomènes intra comme inter-organiques ; elles étudient les animaux, les végétaux, les bactéries, les hommes et tout type d’organismes vivants. La spontanéité des êtres vivants et le fait qu’ils se définissent par, non seulement, une dépendance d’un milieu externe, mais surtout d’un milieu interne, les différencie de la matière inerte. La biologie ne prend pas en compte des théories philosophiques et a abandonné la spéculation métaphysique. Elle se contente de l’observation et des expériences. La connaissance du vivant nécessite plus qu’aucune autre science, une observation et une expérimentation approfondie en laboratoire que de la recherche fondamentale ou de la théorisation.
De plus, La biologie connaît de nombreuses théories à propos des êtres vivants. Certaines découvertes scientifiques qui peuvent être intemporelles pour d’autres sciences ne le sont pas pour la biologie, dont l’objet d’étude : le vivant, n’a de cesse d’évoluer au cours du temps. Les théories de l’évolution du vivant ont été déterminantes pour unifier les connaissances scientifiques se rapportant aux vivants. Elles ont cherché à montrer que toutes les espèces vivantes, y compris l’espèce humaine, avaient une origine commune dont elles descendaient selon une transformation lente et graduelle. Lamarck est le premier biologiste à avoir théorisé l’évolution des espèces au cours des siècles, engendrant des modifications. Il est suivi de Darwin qui, lui, théorise la sélection naturelle, une nouvelle révolution en biologie. La biologie au cours de l’Histoire a supprimé toute idée religieuse d’un dieu ayant créé la vie, toute idée vitaliste d’un souffle de vie, d’un caractère magique dans la vie. Le vitalisme se définit par une métaphysique du vivant qui cherche à expliquer les manifestations du vivant par le recours à une entité particulière, cachée et inexplicable : la vie. Bichat, l’un des représentants de cette conception, définit la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Les vitalistes insistent sur l’originalité des phénomènes et des lois du vivant par opposition à la matière inerte. La vie serait une entité à part entière, en dehors de tout aspect matériel, comme si elle était insérée dans le corps qui lui est étranger.
Le modèle mécaniste selon lequel le vivant, pour être étudié selon le fonctionnement d’une machine, présente de nombreuses limites, telles que le fait qu’il ne peut y avoir de côté expérimental à cette théorie. Or, cela va à l’encontre de toute science. Ce réductionnisme matérialiste va être paré et critiqué par d’autres modèles, comme le vitalisme. Mais, tout comme le mécanisme, le vitalisme ne suffit pas à expliquer le vivant. Aucun de ces deux modèles ne parvient à lui tout seul à rendre compte de la complexité du vivant. Kant remarquait contre le mécanisme de Descartes que deux montres côte à côte n’en engendreront jamais une troisième. En effet, considérer les corps comme des machines revient à nier la spécificité du vivant qui le rend une science à part, les considérer comme crées par une entité extraordinaire reviendrait à les considérer comme magiques. La vie est un phénomène unique et à part dans le monde de la science : les êtres vivants ne peuvent être vus comme de simples corps physiques au même titre que des étoiles, par exemple ; ce sont des organismes, capables de reproduction, d’échanges avec leur milieu … La biologie contemporaine s’est constituée entre ces deux points de vue : si elle n’explique pas le vivant comme une machine, elle l’étudie sous le point de vue de ses mécanismes tout en respectant le fait que le vivant ait des propriétés singulières. On peut penser à la génétique, par exemple, qui permet d’étudier les mécanismes déterminants les êtres vivants, ce qui peut s’apparenter à du mécanisme. Elle fait l’objet néanmoins de critiques éthiques, de lois particulières qui la régissent. Elle se fait également sous l’œil des modifications des gênes au travers de l’interaction avec le milieu. Ainsi, c’est une science à part, différente des autres.
III. Dans la science du vivant se pose le problème de l’éthique
Une autre conception permet de constater la spécificité du vivant, le finalisme.
En effet, l'homme se pose souvent la question de sa finalité. Pourquoi existons-nous ? Quel est le but de notre vie ? Un être vivant se développe de manière structurée et orientée en vue de se conserver et de se reproduire. C’est la télénomie. Cette propriété du vivant le différencie des objets inertes, mais il n’est pas suffisant. La notion de projet est indispensable dans la définition même des êtres vivants. Mais la biologie prouve bien d’autres choses nous différenciant de simples artefacts. En effet, au niveau macroscopique, l’être vivant préserve une cohésion interne entre atomes et molécules, il n’a pas été façonné par des forces extérieures comme un artefact, mais par des interactions "morphogénétiques" internes. Le vivant ne dépend alors de rien d’autre que de lui-même pour exister, les conditions extérieures ne peuvent entraver son développement, mais son déterminisme autonome ne permet pas aux forces extérieures d’imposer à l’objet vivant son organisation. Ainsi, son autonomie et sa spontanéité interne distinguent clairement le vivant de toute matière ou objets inertes. Si un être vivant peut se reproduire en assurant la continuité de son espèce, c’est qu’il parvient à transmettre son patrimoine génétique à sa descendance. Cela s’appelle la variance. Cette propriété montre encore une fois la spécificité du vivant, qui se conserve et se multiplie, le ramenant à un projet primitif unique. Ainsi, le vivant est complexe et ne peut être catégorisé par un modèle. Et de cette spécificité, un problème moral et politique se pose.
La biologie réalise des expériences, mais bien plus que de la théorisation, car nous avons bien vu que ses spécificités rendent toute théorisation trop étroite pour contenir toute la complexité du monde vivant. La biologie est sans cesse confrontée à un objet d’étude concret de la matière organique qu’elle manipule, dissèque, modifie. L’expérimentation sur le vivant présente cependant des limites éthiques importantes. L’expérimentateur ne peut pas étudier expérimentalement un organisme vivant sans détruire le caractère de la vie. La difficulté d’une connaissance expérimentale du vivant vient du fait que l’on ne peut pas étudier simplement une partie du vivant. C’est une totalité organique individuelle où toutes les parties interagissent entre elles simultanément. Cuvier, un paléontologue français, a dit « toutes les parties du corps sont liées : elles ne peuvent agir d’autant qu’elles agissent toutes ensemble ; vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence ». Si nous avions étudié le corps humain, par exemple sur un sujet vivant, il n’échappe alors à personne que, moralement et éthiquement parlant, ce n’est pas envisageable. De même, pour toute autre être vivant. Certains pensent que, par conséquent, la biologie doit se contenter d’observation et de déduction. Claude Bernard, lui, pense que la biologie doit créer artificiellement les conditions d’expérimentation du vivant afin de l’étudier. D’où la dissection. Mais la connaissance du vivant, comme son nom l’indique, ne peut se contenter de disséquer sur le mort, mais sur le vif aussi. « Pour apprendre comment l’homme et les animaux vivent, il est indispensable d’en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort » disait Claude Bernard.
Ce constat soulève un problème éthique. Toutes les expérimentations peuvent-elles être pratiquées sur le vivant au nom du progrès de la connaissance ? Cette question est bien évidemment bien plus importante et difficile lorsqu’il s’agit d’expérimenter sur l’homme étant donné que c’est l'homme qui expérimente, mais pas seulement. En effet, l’expérimentation sur l'homme est problématique, car, si d’un point de vue biologique, l'homme partage avec le monde vivant les mêmes propriétés physico-chimiques, du point de vue métaphysique, il est le seul à pouvoir s’interroger sur lui-même, à avoir conscience de lui et des autres. Est-ce un préjugé de l'homme de penser que sa vie a plus de valeur que celle d’un végétal ou d’un animal ? N’est-il pas légitime de reconnaître qu’il y en a en l'homme quelque chose de plus essentiel que sa vie biologique ? Ces questionnements vont amener aujourd’hui à des problèmes autant moraux que politiques. En effet, dans la biologie moderne, de nombreuses découvertes ont été faites et de nouvelles expérimentations sont apparues. Les manipulations génétiques, les OGM… conduisent à s’interroger sur les pouvoirs non maîtrisés et donc angoissants que cet essor peut libérer. Actuellement, l’écologie nous oblige à poser le vivant dans un contexte plus large, menacée par l’exploitation technique de la nature. Les nouvelles expériences, telles que l’hybridation qui permet de créer de nouvelles espèces à partir de deux espèces distinctes, mais aussi d’associer, par des greffes et des manipulations génétiques, de la mécanique au vivant comme par exemple, les cœurs artificiels, membres artificiels... Encore plus poussé dans les manipulations génétiques, le clonage est aujourd’hui possible. Il consiste à donner naissance à des êtres vivants sans passer par la reproduction sexuée. Il n’a été fait que sur des animaux et des végétaux, mais cela a soulevé énormément de problèmes politiques et moraux. En effet, la cause animale est importante dans notre société et de telles expériences provoquent de nombreux soulèvements et font peur à la population, car s’il venait à être fait sur les hommes que se passerait-il ? Sans compter que cloner un homme est tout sauf éthique, tout comme cloner les animaux qui sont considérés comme ayant une âme eux aussi.
Conclusion
Pour conclure, la science biologique a connu de nombreux modèles qui ont tenté de rendre compte de sa spécificité, mais qui s’avèrent, au final, insuffisants. La biologie peut se rapporter à une synthèse du vitalisme et du mécanisme. Elle a connu de nombreuses révolutions et de progrès au cours du temps, mais la connaissance du vivant se heurte à de nombreux problèmes objectifs, éthiques et politiques. La caractéristique la plus manifeste du vivant, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexe soit-elle, mais son autonomie et son ouverture au monde qui le rend irréductible à toute conception scientifique déterminée.
Tout ceci fait du vivant un objet d’étude scientifique bien à part des autres. Cette prise de conscience est aujourd’hui importante dans un monde où les progrès techniques et génétiques ne cessent de croître. Mais le progrès technologique du vivant pose la question des limites éthiques que l'homme doit s’imposer : par exemple, a-t-on le droit de créer un embryon «médicament» pour soigner un autre embryon ? Autrement dit, le vivant est-il une fin en soi ou peut-il être utilisé comme moyen ?