Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour - III, 8

Cette analyse linéaire contient tous les éléments donnés par mon professeur.

Dernière mise à jour : • Proposé par: Alcan2008 (élève)

Texte étudié

(Entre Perdican.)

PERDICAN
Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m'aimer, et nous étions nés l'un pour l'autre; qu'es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?

CAMILLE
Qui m'a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?

PERDICAN
Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l'autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d'ici-bas ! Tu nous l'avais donné, pêcheur céleste, tu l'avais tiré pour nous des profondeurs de l'abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l'un vers l'autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons.
(Il la prend dans ses bras.)

CAMILLE
Oui, nous nous aimons, Perdican; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas; il veut bien que je t'aime; il y a quinze ans qu'il le sait.

PERDICAN
Chère créature, tu es à moi !
(II l'embrasse, on entend un grand cri derrière l'autel.)

CAMILLE
C'est la voix de ma sœur de lait.

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour - III, 8

Dans On ne badine pas avec l’amour, pièce de théâtre écrite par Alfred de Musset en 1834, l’acte II scène 8 marque un moment de basculement intense : après une série de manipulations et de blessures d’orgueil, Camille et Perdican se retrouvent dans une chapelle pour confronter leurs sentiments. Écrivain romantique du XIXe siècle, Musset s’inscrit dans un courant littéraire où la sensibilité et l’individualisme sont au cœur de l’expression artistique. Cette œuvre s’inscrit dans le parcours "Jeux du cœur et de la parole", car elle interroge les dangers de l’amour quand il se mêle à la fierté et au langage trompeur.

Ce passage se distingue par sa force émotionnelle et sa richesse symbolique en mettant en lumière la fragilité des personnages, pris au piège de leurs propres mots. En quoi cette scène constitue-t-elle une déclaration d’amour tragique avec ces deux coups de théâtre ? On étudiera ce texte en 3 temps. Premièrement, du début jusqu’à « est-ce toi Perdican » (l. 15) où on a une autocritique de Perdican qui s’en veut de l’orgueil qu’ils ont eu. Ils ont voulu se dominer grâce au langage, mais ils ont gâché leur amour. Ensuite, on étudiera depuis « insensés que nous sommes » (l. 16) jusqu’à « nous sommes des hommes » (l. 30) où Perdican parle à Camille et lui montre la possibilité d’un amour simple et naturel, en essayant de la persuader. Finalement, depuis « O insensés » (l. 30) jusqu’à la fin où ils se rapprochent, mais où c’est un échec, car il est trop tard.

I. Une autocritique de Perdican (du début à « est-ce toi Perdican »)

L’extrait commence avec le dynamisme de Perdican, qui essaye de sauver Camille et leur amour avec « entre Perdican » (l. 8).

Camille lui a demandé de venir dans une chapelle. Une chapelle est un lieu fermé, angoissant et très différent de la nature, ce qui est donc une dégradation. Qui dit chapelle dit Dieu; qui dit dieu dit destin, donc une tragédie. Camille est donc confrontée à ses contradictions: elle a voulu quitter Perdican, car elle voulait se marier avec Dieu. Or c’est elle qui a inventé ça, car Dieu n’a jamais dit qu’il fallait aimer que lui. Dans cette scène, on a une inversion par rapport à la scène 6, où Camille paraissait triomphale, car elle avait écrasé cardigan et l'avait humilié publiquement. Cependant, c’est un faux triomphe, car, en réalité, elle est encore plus perdue que Perdican. On comprend cela dans le fait que c’est elle qui l'appelle.

« fatal » (l. 9) vient du latin "fatum" qui veut dire destin. On a donc une tonalité tragique, car l’orgueil n’apporte que la destruction. On nous montre que l’orgueil exerce une influence à travers l’emploi du mot « conseillers » (l. 9). Les deux sont faibles, passifs et aliénés, car ils se laissent influencer. On a donc une prise de conscience du fait que leur manœuvre est un indice de débilité et non de force. L’interrogation « qu’est-ce que tu es venu faire » (l. 9-10) revient deux fois dans le texte : une fois au début et une autre à la fin. Perdican multiplie donc les questions. On nous montre donc que Perdican est ému. Avec le mot « entre » (l. 10), on nous montre que l’orgueil a été l’obstacle qui a empêché l’union, donc ils sont responsables et donc doivent changer de langage et adopter un langage plus simple et sincère pour finalement se dire « nous nous aimons ».

Perdican la retrouve dans une posture lamentable : elle est allongée sur le sol. C’est à la fois le désespoir, mais aussi le romantisme. On voit cela dans l’expression : « la voilà […] et son visage » (l. 11-12). « la voilà » (l. 10) est à la fois représentative et une emphase pour accentuer le choc on ne contrastent avec son orgueil. L’adjectif « pâle » (l. 10) est un adjectif maladif, et donc ça annonce la mort. On est donc dans une ambiance de tragédie. À cela s’ajoute l’adjectif « effrayée », dans la même ligne, composé de "frieden" allemand veut dire "la paix" et "ex" en latin veut dire "hors de". Camille est donc expulsée de la paix. Ce texte paraît ainsi très confus, car on a beaucoup de contradictions.

Le mot « dalles » (l. 11) exprime l’idée que son destin semble scellé comme un mur de pierre. Ici ce sont les « dalles » sont « insensibles » plutôt que les « coeur » et « visage », évoqués juste après : on appelle cela une hypallage. Par conséquent, on a une tonalité pathétique en plus du fait que Camille est malade, donc il y a une dégradation physique et morale. L'expression « son cœur » (l. 11) renvoie à son amour pour Perdican, dont elle a découvert la force. Ça annonce peut-être une reprise de leur amour et de leur relation.

« nous étions nés l’un pour l’autre » (l. 12) montre qu’ils n’ont pas suivi la nature, mais il est corrompu par le langage, par l’orgueil, par le couvent où Camille était… Ils n’ont donc pas suivi leurs sentiments, mais il y a encore un désir de fusion entre eux deux : ils veulent se retrouver. De plus, cette expression est un imparfait à l’indicatif qui montre une réalité : ils avaient tout pour être heureux. Ensuite, « elle aurait pu m’aimer » (l. 12) est une dégradation par rapport à l’imparfait, avec ce passé conditionnel à la première forme, car maintenant leur amour est incertain. Perdican parle des occasions perdues à cause de leur orgueil, mais évoque peut-être une possibilité, car il n’emploie pas le passé à la deuxième forme ("elle aurait eu pu m'aimer", un temps qui aurait exprimé un total irréel).

Dans sa réplique, Perdican personnifie l’orgueil pour montrer sa force et le fait qu’il est très négatif à travers l’expression « qu’es-tu venu faire orgueil » (l. 12-13) comme si c’était son adversaire principal. L’orgueil a fait qu’ils se perdent. Le désir de dominer, l’autre par le langage et les pièges, et ce qui a détruit leur amour. En plus, "orgueil" en latin se dit "superbia" qui est un des sept péchés capitaux. C’est donc une autocritique, car les deux, Camille et Perdican, ont commis des péchés. Cela est particulièrement choquant pour Camille, car elle est très religieuse.

Camille réagit par trois questions, qui sont dans un rythme ternaire, pour renforcer l'idée qu’elle est perdue. Finalement, le premier mouvement finit par la question « est-ce toi » (l. 14) qui montre son inconscience.

II. La possibilité d’un amour simple et naturel (de « insensés que nous sommes » jusqu’à « nous sommes des hommes »)

À partir de cette deuxième partie, Perdican s’adresse à Camille, car il veut produire un changement en elle. Le « elle » se modifie en « nous » .

Avec « nous sommes » (l. 16), il veut créer un mouvement d’union et d’autocritique. Il ajoute l’adjectif « insensés », car ils ont joué contre eux eux-mêmes, et contre leur bonheur avec de fausses valeurs, et avec la domination de puissance, de volonté et de vengeance. Dans « nous nous aimons » (l. 16), on a une multiplication du « nous », car il n'y a plus d’égoïsme. À cela s’ajoute la simplicité de la formule et le lyrisme, car il parle de ses sentiments et les montre. Le texte est donc de plus en plus lyrique. Les exclamations et les interrogations, avec les métaphores de la nature, comme par exemple « perle » et « océan » (l. 21) « céleste » (l. 22) ou « joyeux » (l. 23), montrent le bonheur qu’ils ont laissé passer.

Perdican veut exprimer un mélange de réalité et d’illusion avec le mot « songe » (17). Il transmet l’idée qu’ils ont construit une illusion, qu’ils se sont enfermés dans les combats imaginaires. Cela peut nous rappeler à l’œuvre La Vie est un Songe de Calderon. « quelques vaines paroles » (l. 17) évoque le vide. On a donc une dénonciation de la superficialité du langage. On a aussi un parallélisme de cette expression avec « quelques misérables folies » (l. 17-18), où il insiste sur son regret d’avoir détruit cet amour. En même temps, le parallélisme signale un enfermement, car ce n’est pas facile d’échapper à la situation. On a une construction fermée de la tirade, car « insensés que nous sommes » est au début et à la fin de cette tirade. On a encore une fois le mot folie qui veut dire sac plein d’air, donc leur orgueil est vide et n’a aucun sens.

« comme un vent funeste » (l. 18) est une comparaison poétique, car ils ont inversé la nature qui les pousse à s’aimer en élément négatif. De plus, fin en latin se dit "funus eris" qui veut dire enterrement. Le thème de la mort et de la tragédie est donc présent. Ils ont donc fait de leur vie quelque chose de tragique. « entre nous deux » (l. 18) montre qu’ils ont construit eux-mêmes un obstacle. En plus, ils se montrent les deux coupables avec « lequel de nous a voulu tromper l’autre » (l. 19). Ici, Perdican essaye de se rapprocher de Camille, et ne l’accuse plus de lâcheté ni de bêtise. « un pénible rêve » (l. 20) est un oxymore qui montre la dégradation et le gâchis qu’ils ont fait de leur existence. Il y a donc une tonalité pathétique et donc ils se font souffrir, car pathétique en grec, se dit pathos qui veut dire souffrance.

On a des antithèses pour montrer que le bonheur est rare, donc précieux. C’est pour ça qu’on a les mots « perle » et « océan » (l. 21) qui évoquent l’idée que, dans la vie, il y a une immensité de souffrance (représenté par l' « océan »), avec une petite chance d’être heureux (la « perle »). On a aussi une antithèse entre « joyeux » (l. 23) et « jouet » (l. 24) qui montre leur manque de maturité, car ils sont seulement deux enfants. « si douce, si fleuris, si tranquille » (l. 26) est un rythme ternaire pour valoriser le bonheur qui ont sacrifié pour leurs bêtises. Avec l’emploi du mot « bavardage » (l. 27) Perdican rejette la langue, inutile et fausse. Le bavardage s’oppose au « baiser » (l. 28), ce qui montre qu’il se laisse donc conduire par leurs sentiments.

III. L'échec de leur rapprochement (de « O insensés » jusqu’à la fin)

Le troisième mouvement commence par le mot « oui » (l. 31) qui montre qu’il y a un accord entre eux pour la première fois depuis longtemps.

Ensuite, Camille reprend la formule exacte de Perdican « nous nous aimons », ce qui montre la simplicité de ses sentiments, car, quand nos sentiments sont évidents, on n’a pas besoin de langage complexe. On nous montre aussi que Camille a changé d’idée sur Dieu avec « ce Dieu » (l. 32) en comparaison des idées qu’elle avait dans le couvent. Ça veut dire qu’elle échappe à l'élimination du couvent et au discours de sa sœur. Avec « il y a 15 ans » (l. 33) on a un renvoi, leur enfance, donc à leur « naturel » de quand ils avaient six ans. Elle est donc réconciliée avec sa jeunesse.

À travers « tu es à moi » (l. 34), Perdican montre qu’il est comme elle, qu'il y a une absence de séparation entre eux. De plus, « il l’embrasse » (l. 35) montre l’importance du physique et des sentiments qui s’opposent au langage. « Un grand cri » est une hyperbole qui montre la destruction de ses illusions.

Finalement, la scène se finit avec « sœur de lait » qui montre la tendresse pour rosette, mais traduit aussi une situation ambiguë, car ils ont essayé de se dire leur vérité, mais avec une personne cachée par l'un d’eux. Ils sont donc responsables, ce qui montre l’accentuation du tragique à la fin de la scène.

Conclusion

En conclusion, dans cette scène, le double piège amoureux atteint son apogée : Camille, affaiblie par ses propres contradictions, se retrouve victime de son propre jeu, tandis que Perdican, orgueilleux, découvre avec douleur la vérité de ses sentiments. Tous deux prennent conscience que leur langage blessant et leur désir de puissance les ont menés à la perte de leur amour.

Ainsi, Musset met en scène une tragédie moderne, où l’orgueil devient le véritable ennemi de l’amour sincère. Cette tension entre le cœur et la parole rappelle Phèdre de Racine, où l’aveu trop tardif d’un amour interdit mène aussi à la destruction. Ici comme là, la vérité des sentiments n’émerge qu’au prix du malheur.