Abbé Prévost, Manon Lescaut : Le prince italien

Le corrigé du professeur, entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : • Proposé par: ga (élève)

Texte étudié

À mon réveil, Manon me déclara que, pour passer le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas que j’en eusse l’air plus négligé, et qu’elle voulait que mes cheveux fussent accommodés de ses propres mains. Je les avais fort beaux. C’était un amusement qu’elle s’était donné plusieurs fois. Mais elle y apporta plus de soins que je ne lui en avais jamais vu prendre. Je fus obligé, pour la satisfaire, de m’asseoir devant sa toilette, et d’essuyer toutes les petites recherches qu’elle imagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle me faisait tourner souvent le visage vers elle, et, s’appuyant des deux mains sur mes épaules, elle me regardait avec une curiosité avide. Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle me faisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage.

Ce badinage nous occupa jusqu’à l’heure du dîner. Le goût qu’elle y avait pris m’avait paru si naturel, et sa gaîté sentait si peu l’artifice, que, ne pouvant concilier des apparences si constantes avec le projet d’une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois de lui ouvrir mon cœur et de me décharger d’un fardeau qui commençait à me peser. Mais je me flattais, à chaque instant, que l’ouverture viendrait d’elle, et je m’en faisais d’avance un délicieux triomphe.

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit à rajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutes ses volontés, lorsqu’on vint l’avertir que le prince de *** demandait à la voir. Ce nom m’échauffa jusqu’au transport. « Quoi donc ? m’écriai-je en la repoussant : qui ? quel prince ? » Elle ne répondit point à mes questions. « Faites-le monter, » dit-elle froidement au valet ; et se tournant vers moi : « Cher amant ! toi que j’adore, reprit-elle d’un ton enchanteur, je te demande un moment de complaisance ; un moment, un seul moment ! je t’en aimerai mille fois plus, je t’en saurai gré toute ma vie. »

L’indignation et la surprise me lièrent la langue. Elle répétait ses instances, et je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir la porte de l’antichambre, elle empoigna d’une main mes cheveux qui étaient flottants sur mes épaules, elle prit de l’autre son miroir de toilette : elle employa toute sa force pour me traîner dans cet état jusqu’à la porte du cabinet ; et, l’ouvrant du genou, elle offrit à l’étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d’étonnement. Je vis un homme fort bien mis, mais d’assez mauvaise mine.

Dans l’embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas de faire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche ; elle lui présenta son miroir : « Voyez, monsieur, lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l’amour : voici l’homme que j’aime et que j’ai juré d’aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même : si vous croyez pouvoir lui disputer mon cœur, apprenez-moi donc sur quel fondement, car je vous déclare qu’aux yeux de votre servante très-humble, tous les princes de l’Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens. »

Abbé Prévost, Manon Lescaut

Le texte soumis à l’étude est un extrait du roman Manon Lescaut, écrit par l’Abbé Prévost en 1731. Dans cette première partie du XVIIIe siècle, le roman se fait volontiers moraliste. Dans l’inspiration du roman anglais, les histoires d’amour touchantes sont à la mode. Dans ce roman moral, on loue l’amour sincère et pur, bafoué par les infidélités et le libertinage. C’est dans cette veine que s’inscrit Manon Lescaut. Intégré à un récit à la première personne : les Mémoires d’un homme de qualité, le narrateur présente cette histoire comme le témoignage d’un jeune chevalier sur une histoire malheureuse qui a marqué sa vie. Le roman retrace a posteriori les aventures du chevalier des Grieux, narrateur repentant de sa propre histoire, avec la sulfureuse Manon, jeune femme au pouvoir de séduction ravageur qui use de ses charmes pour accéder à une vie bourgeoise, interdite par sa condition et qui entraînera le chevalier à sa perte. Néanmoins, le personnage de Manon ne peut être réduit à un simple personnage de libertine, l’Abbé Prévost lui offre une épaisseur et une complexité qui font de ce roman le premier véritable roman psychologique. Dès lors, on n’aura de cesse de se demander tout au long de l’histoire si Manon, au milieu de ses frasques et infidélités a pu être sincère dans son amour pour Des Grieux. C’est la question que pose l’extrait qui nous intéresse : Manon fomente une véritable machination pour mettre en scène devant Des Grieux médusé et instrumentalisé, sa rupture avec son amant du moment : un prince italien.

Sa déclaration d’amour se joue sur le mode du théâtre et de l’artifice, avecen Manon aux manettes, pourtant, elle peut sembler sincère et désintéressée, puisque la rupture est réelle et le renoncement aux fastes qu’aurait pu lui offrir le prince l’est tout autant. Ainsi, pour mener notre étude, il sera intéressant de montrer En quoi la mise scène cruelle de Manon pour prouver la sincérité de son amour met en relief le caractère paradoxal du personnage, à la fois sincère et artificielle.

Dans un premier temps de l’analyse, il s’agira de montrer en quoi cette scène du roman est théâtrale ; puis nous verrons que dans sa mise en scène du triangle amoureux, Manon se donne le rôle principal, enfin, nous nous interrogerons sur la sincérité de cette déclaration d’amour.

I. Une scène théâtrale

Manon, dans cette scène, monte une véritable comédie, c’est une scène de théâtre, orchestrée de main de maître.

Cette scène théât

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