Abbé Prévost, Manon Lescaut: Le prince italien

Le corrigé du professeur, entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 21/01/2024 • Proposé par: ga (élève)

Texte étudié

À mon réveil, Manon me déclara que, pour passer le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas que j’en eusse l’air plus négligé, et qu’elle voulait que mes cheveux fussent accommodés de ses propres mains. Je les avais fort beaux. C’était un amusement qu’elle s’était donné plusieurs fois. Mais elle y apporta plus de soins que je ne lui en avais jamais vu prendre. Je fus obligé, pour la satisfaire, de m’asseoir devant sa toilette, et d’essuyer toutes les petites recherches qu’elle imagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle me faisait tourner souvent le visage vers elle, et, s’appuyant des deux mains sur mes épaules, elle me regardait avec une curiosité avide. Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle me faisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage.

Ce badinage nous occupa jusqu’à l’heure du dîner. Le goût qu’elle y avait pris m’avait paru si naturel, et sa gaîté sentait si peu l’artifice, que, ne pouvant concilier des apparences si constantes avec le projet d’une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois de lui ouvrir mon cœur et de me décharger d’un fardeau qui commençait à me peser. Mais je me flattais, à chaque instant, que l’ouverture viendrait d’elle, et je m’en faisais d’avance un délicieux triomphe.

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit à rajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutes ses volontés, lorsqu’on vint l’avertir que le prince de *** demandait à la voir. Ce nom m’échauffa jusqu’au transport. « Quoi donc ? m’écriai-je en la repoussant : qui ? quel prince ? » Elle ne répondit point à mes questions. « Faites-le monter, » dit-elle froidement au valet ; et se tournant vers moi : « Cher amant ! toi que j’adore, reprit-elle d’un ton enchanteur, je te demande un moment de complaisance ; un moment, un seul moment ! je t’en aimerai mille fois plus, je t’en saurai gré toute ma vie. »

L’indignation et la surprise me lièrent la langue. Elle répétait ses instances, et je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir la porte de l’antichambre, elle empoigna d’une main mes cheveux qui étaient flottants sur mes épaules, elle prit de l’autre son miroir de toilette : elle employa toute sa force pour me traîner dans cet état jusqu’à la porte du cabinet ; et, l’ouvrant du genou, elle offrit à l’étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d’étonnement. Je vis un homme fort bien mis, mais d’assez mauvaise mine.

Dans l’embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas de faire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche ; elle lui présenta son miroir : « Voyez, monsieur, lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l’amour : voici l’homme que j’aime et que j’ai juré d’aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même : si vous croyez pouvoir lui disputer mon cœur, apprenez-moi donc sur quel fondement, car je vous déclare qu’aux yeux de votre servante très-humble, tous les princes de l’Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens. »

Abbé Prévost, Manon Lescaut

Le texte soumis à l’étude est un extrait du roman Manon Lescaut, écrit par l’Abbé Prévost en 1731. Dans cette première partie du XVIIIe siècle, le roman se fait volontiers moraliste. Dans l’inspiration du roman anglais, les histoires d’amour touchantes sont à la mode. Dans ce roman moral, on loue l’amour sincère et pur, bafoué par les infidélités et le libertinage. C’est dans cette veine que s’inscrit Manon Lescaut. Intégré à un récit à la première personne : les Mémoires d’un homme de qualité, le narrateur présente cette histoire comme le témoignage d’un jeune chevalier sur une histoire malheureuse qui a marqué sa vie. Le roman retrace a posteriori les aventures du chevalier des Grieux, narrateur repentant de sa propre histoire, avec la sulfureuse Manon, jeune femme au pouvoir de séduction ravageur qui use de ses charmes pour accéder à une vie bourgeoise, interdite par sa condition et qui entraînera le chevalier à sa perte. Néanmoins, le personnage de Manon ne peut être réduit à un simple personnage de libertine, l’Abbé Prévost lui offre une épaisseur et une complexité qui font de ce roman le premier véritable roman psychologique. Dès lors, on n’aura de cesse de se demander tout au long de l’histoire si Manon, au milieu de ses frasques et infidélités a pu être sincère dans son amour pour Des Grieux. C’est la question que pose l’extrait qui nous intéresse : Manon fomente une véritable machination pour mettre en scène devant Des Grieux médusé et instrumentalisé, sa rupture avec son amant du moment : un prince italien.

Sa déclaration d’amour se joue sur le mode du théâtre et de l’artifice, avecen Manon aux manettes, pourtant, elle peut sembler sincère et désintéressée, puisque la rupture est réelle et le renoncement aux fastes qu’aurait pu lui offrir le prince l’est tout autant. Ainsi, pour mener notre étude, il sera intéressant de montrer En quoi la mise scène cruelle de Manon pour prouver la sincérité de son amour met en relief le caractère paradoxal du personnage, à la fois sincère et artificielle.

Dans un premier temps de l’analyse, il s’agira de montrer en quoi cette scène du roman est théâtrale ; puis nous verrons que dans sa mise en scène du triangle amoureux, Manon se donne le rôle principal, enfin, nous nous interrogerons sur la sincérité de cette déclaration d’amour.

I. Une scène théâtrale

Manon, dans cette scène, monte une véritable comédie, c’est une scène de théâtre, orchestrée de main de maître.

Cette scène théâtrale se donne d’abord à voir comme une scène de la vie intime. Manon semble vouloir planter le décor, d’abord sans spectateur, dans la coulisse. Le cadre spatio-temporel est celui de l’intimité d’un couple : le complément circonstanciel de temps qui ouvre l’extrait « à mon réveil », à la ligne 1 marque un moment intime de la journée, le lever. De la même manière, le lieu de cette scène est l’appartement du couple, comme le montre le déterminant possessif dans le groupe nominal « notre appartement » l. 1 : c’est le lieu de l’intimité partagée. De surcroît, cette scène se passe en majeure partie dans la chambre à coucher, pièce d’autant plus symbolique de cette intimité. On peut comprendre cela grâce au champ lexical des pièces de la maison qui se précise tout au long de l’extrait : « antichambre » (l. 18), « cabinet » (l. 20) « chambre » (l. 21). A ce champ lexical s’ajoute celui du mobilier de toilette à la ligne 6 « sa toilette », puis à la ligne 19 « son miroir de toilette » qui accentue encore le caractère intime de cette scène. Par ailleurs, les activités qui s’y déroulent sont aussi de l’ordre de l’intime : Manon coiffe le chevalier, le prépare, l’apprête, comme avant une représentation, ce que le participe passé passif « accommodés » l. 3 et le substantif « parure » l. 6 confirment. Ces actes sont de plus présentés comme habituels par le connecteur temporel itératif « plusieurs fois » à la ligne 4 , comme si une routine amoureuse les liait. Manon prépare donc son amant, elle se fait coiffeuse et costumière pour la comédie qu’elle se prépare à orchestrer.

L’aspect théâtral est par ailleurs appuyé par la dimension dynamique du passage : c’est une scène que l’on suit en même temps qu’elle se déroule. Ce traitement du temps narratif s’accélère encore à partir du moment où le prince est annoncé, comme le confirment l’utilisation du connecteur temporel « lorsque » et le passage au passé simple à partir de ce moment-là : « vint » (l. 10), « m’échauffa » (l. 11) ; « m’écriai-je » (l. 11). D’autre part, à partir de là, des verbes d’action s’enchaînent, donnant au récit une dimension de plus en plus dynamique : « elle empoigna d'une main mes cheveux » (l. 18), « elle employa toute sa force pour me traîner […] » (l. 19), « l'ouvrant du genou » (l. 20). Ces verbes d’action semblent d’ailleurs évoquer une action presque violente, comme le suggèrent les verbes « empoign[er] » à la ligne 18 et « traîner » à la ligne 20, ainsi que le groupe nominal « toute sa force » à la ligne 19, dont le déterminant indéfini « toute » marque la détermination et l’engagement de Manon dans cette action. Enfin, l’usage du discours direct par Manon aux lignes 13 à 15 et 25 à 30 contribue aussi au dynamisme de cette scène : on est aux premières loges d’un spectacle orchestré par une Manon virevoltante et détentrice de la parole.

Manon se fait donc costumière, actrice, mais aussi metteur en scène de sa comédie. C’est d’abord elle qui distribue la parole : elle ne laisse pas ni à des Grieux, ni au prince, de choix, ni de possibilité de s’exprimer. Elle ne « [répond] pas [aux] questions » du chevalier lorsqu’il s’inquiète de manière vive de l’arrivée du prince à la ligne 12, privant alors des Grieux de tout échange et de toute explication. Elle parvient même à supprimer toute parole qu’elle vienne du chevalier ou du prince, comme le démontrent les expressions « me lièrent la langue » à la ligne 16 et « ne lui donna pas le temps d’ouvrir la bouche » à la ligne 24. D’ailleurs, des Grieux en est réduit à imaginer ce qu’il pourrait répondre, sans en avoir ni le temps, ni la possibilité : « je cherchais des expressions pour les rejeter avec mépris » à la ligne 17. Toute objection est impossible, c’est Manon qui détient le pouvoir de la parole. C’est elle aussi qui détient la gestion de l’espace. Dès le début de notre extrait, des Grieux n’a pas le choix de l’endroit où il se trouve, ni même de ses postures. L’expression « je fus obligé » à la ligne 5 marque cette injonction très forte, de même que la périphrase verbale « elle me faisait tourner souvent le visage vers elle » à la ligne 7, qui montre que Manon décide des faits et gestes de Des Grieux. De la même manière, c’est elle qui donne les ordres au valet, avec l’impératif « faites-le entrer » à la ligne 12. Manon semble placer les acteurs sur la scène d’un théâtre et leur distribuer la parole quand elle le décide. D’ailleurs, on retrouve dans cet extrait le champ lexical du théâtre, qui accentue l’impression que Manon met en scène sa comédie, comme à la ligne 21 où le narrateur évoque un « spectacle » ou à la ligne 24 où il parle d’une « scène ». Ainsi, Manon fait véritablement son spectacle, qu’elle orchestre dans les moindres détails.

Cette scène du roman est donc une scène à proprement parler : la chambre, lieu de l’intime et du privé, devient pour Manon un théâtre où elle va pouvoir donner le spectacle de son amour, mettant en scène et jouant sa propre comédie. Ainsi, cette réflexion nous amène à envisager les différents rôles endossés par les personnages dans cette comédie de l’intime : nous sommes ici en présence du classique triangle amoureux, le mari, la femme, l’amant, que Manon détourne à son profit.

II. La mise en scène du triangle amoureux

Dans la comédie menée par Manon, les personnages sont des archétypes rejouant le triangle amoureux classique de la femme séductrice confrontée à son mari et son amant.

Manon, comme à son habitude, endosse le rôle du personnage central. Elle est la femme séductrice, l’amoureuse éperdue, celle autour de qui tournent tous les autres personnages, si bien qu’il semble qu’elle en fasse même un peu trop. Comme on l’a déjà vu, la distribution de la parole ainsi que de l’espace lui attribuent un rôle central. Mais on voit aussi que Manon s’efforce de correspondre à ce qu’on attend de son rôle d’amoureuse. Elle « apport[e] […] [des] soins » (l. 4) à la coiffure de son amant, elle s’évertue à imaginer des « petites recherches » (l. 6) pour le parer au mieux. On la voit amoureuse et concentrée sur Des Grieux, l’observant « avec une curiosité avide » à la ligne 8. Ce complément circonstanciel de manière marque le regard amoureux, presque sensuel qu’elle porte sur son amant. Elle le gratifie même « par un ou deux baisers » à la ligne 9, le complément circonstanciel de moyen montre ici que Manon joue son rôle à la perfection. De la même manière, dans ses paroles elle use d’un « ton enchanteur » (l. 14) et l’appelle « cher amant » à la ligne 13 pour s’adresser à lui. Néanmoins, Manon joue tellement bien son rôle que certains témoignages amoureux peuvent sembler surjoués.

C’est le cas des hyperboles dont elle use pour tenter de rassurer Des Grieux : « Je t'en aimerai mille fois plus. Je t'en saurai gré toute ma vie. » Ici, l’exagération « mille fois » ainsi que le déterminant indéfini de la totalité « toute ma vie » sont hyperboliques et représentent des engagements assez difficiles à tenir pour une Manon déjà peu fiable depuis le début de roman. La déclaration d’amour indirecte qu’elle adresse à Des Grieux par le biais de sa rupture avec le prince, semble tout aussi surjouée. On retrouve l’expression « toute ma vie » à la ligne26 qui marque un engagement total dans cet amour, comme si tout à coup, l’amour qu’elle portait au chevalier la définissait toute entière. De la même manière, le ton solennel qu’elle adopte face au prince « sonne » faux, elle utilise les verbes « jur[er] » (l. 26) puis « déclare[r] » (l. 28 ), ou encore les termes « disputer » ou « justice » qui font davantage penser au domaine juridique qu’au domaine amoureux. Manon semble vouloir tenir son rôle à la perfection, si bien qu’elle en fait presque trop.

Dans son ardeur à jouer son rôle d’amoureuse à la perfection, elle va définir un triangle amoureux classique. Mais là encore, elle va pousser son rôle à l’extrême, en humiliant à la fois le mari et l’amant. En effet, l’arrivée du prince va pousser Des Grieux à endosser le rôle du mari jaloux. Il va d’ailleurs s’en emparer en « [s’échauffant] jusqu’au transport » à la ligne 11, lorsqu’on annonce le prince. Le passage qui suit, au discours direct, traduit la vivacité de sa réaction, accentuée par l’utilisation du verbe « m’écriai-je » pour introduire les questions au discours direct. Par ailleurs les questions que Des Grieux pose à Manon : « Quoi donc ? […] Qui ? Quel prince ? » aux lignes 11 et 12 traduisent sa confusion et sa vive émotion. Néanmoins, on s’attendrait à ce que le mari, dans son bon droit, aille confondre lui-même le prétendant, or, ce n’est pas du tout ce qu’il se passe. Manon empêche des Grieux de jouer son rôle de mari bafoué en l’attrapant violemment par les cheveux : « elle empoigna d'une main mes cheveux » (l. 18). L’utilisation du verbe « empoigner » marque une prise de pouvoir physique de Manon sur le chevalier. Plus encore, il se retrouve « traîn[é] dans cet état » (l. 20) jusque devant le prince. La scène devient comique, rendant le rôle du mari trompé confondant l’amant « court-circuité » par la femme amoureuse, devançant tous les rôles. Ainsi, tout en humiliant l’amant en le confrontant au mari, Manon va humilier aussi le chevalier, auquel elle ne laisse pas jouer son rôle de mari bafoué.

Enfin, on se rend compte que dans sa comédie triangulaire, Manon fait endosser à chacun des deux hommes un rôle de spectateur malgré lui. Des Grieux, comme nous venons de le voir, se retrouve « trainé » devant le prince, forcé à écouter l’entrevue de Manon avec son amant. La porte ouverte « du genou » (l.20) par Manon semble à ce titre emblématique de l’effraction qui s’opère dans l’univers des deux hommes. Chacun va envisager l’autre comme un spectacle qu’il est obligé de voir. D’ailleurs, des Grieux utilise le verbe « je vis » à la ligne 22 pour décrire le spectacle du prince et de son embarras. L’arrivée de Des Grieux comme spectateur se fait in medias res, dans la mesure où il fait irruption dans la pièce alors que le prince [s’est] « arrêté au milieu de la pièce ». De son côté, le prince se retrouve témoin d’une scène étonnante, le vocabulaire du spectacle est utilisé pour désigner ce qu’il voit avec les mots « spectacle » et « scène » aux lignes 21 et 23. Manon l’enjoint d’ailleurs à regarder, à être spectateur par l’impératif « voyez » à la ligne 25 puis avec le présentatif « voici » à la ligne 26. Il s’établit de ce fait une sorte de symétrie entre les deux hommes : chacun à la fois acteur de la comédie que lui fait jouer Manon et spectateur forcé de la scène jouée devant ses yeux.

On assiste donc ici à une réécriture d’une scène de triangle amoureux, reprenant les personnages archétypaux de comédie, mais en les détournant. Dans ce pastiche de triangle amoureux, les deux hommes deviennent deux spectateurs malgré eux de la scène jouée par l’autre malgré lui. Il n’en reste pas moins que cette scène est une déclaration d’amour. La comédie orchestrée par Manon relève d’un dispositif très élaboré, pourtant, il semble indispensable de se demander quel degré de sincérité a cette déclaration d’amour.

III. Une déclaration d’amour symbolique avant d'être sincère

Le jeu théâtral et ambigu auquel se livre Manon pour clamer son amour à des Grieux peut-il être le témoignage d’un amour sincère ?

Il est indéniable que dans cette scène, Manon se livre à un véritable jeu amoureux. Les soins qu’elle apporte à son amant relèvent du marivaudage. Il se dégage une grande gaieté de la scène de la coiffure, comme l’évoque le terme « amusement » utilisé à la ligne 4. De la même manière, l’adjectif « petites » dans le groupe nominal « petites recherches » à la ligne 6 fait référence à un jeu, une coquetterie badine. Les postures que prend Manon en « s’appuyant des deux mains sur [les] épaules » de Des Grieux (l. 8) ou en lui faisant « tourner souvent le visage vers elle » (l. 7) relèvent aussi du jeu, tout comme le ton « enchanteur » (l. 14) de sa voix. On a l’impression de voir une petite fille jouer à la poupée. Par ailleurs, la suite de la scène semble tout autant relever du jeu. Manon a tout prévu et se délecte de son stratagème. L’aspect solennel de sa rupture avec le prince, marqué par l’utilisation pompeuse d’un présent de vérité générale et d’un pluriel de généralisation « tous les princes d’Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens » (l. 28) se veut une déclaration presque officielle. L’antithèse entre le luxe « princes d’Italie » et la modestie « un des cheveux » met en relief le renoncement auquel consent Manon : elle fait la démonstration que, pour une fois, son attrait pour l’argent et le luxe ne sont pas victorieux de son amour. Elle joue alors de la double énonciation : en s’adressant au prince, elle s’adresse en fait à Des Grieux pur lui déclarer et lui prouver son amour. C’est donc à un véritable jeu amoureux que se livre Manon, aussi paradoxal que cela puisse paraître, elle joue à l’amoureuse pour prouver qu’elle l’est.

Dans ce jeu de faux semblants, Manon livre donc ses sentiments, elle va aussi ouvrir à la vue du prince son intimité amoureuse. Son appartement devient une scène de théâtre où elle s’applique à jouer l’amour parfait. Son office sur la coiffure et la mise de son amant fait d’ailleurs fortement penser à un spectacle, comme le montre la structure concessive « pour passer le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas que j’en eusse l’air plus négligé » aux lignes 1 et 2. Manon oppose ici l’aspect négligé que l’on peut avoir dans un espace privé et la parure de représentation qu’elle prétend lui donner par jeu. Cette opposition marque donc bien que Manon fait un spectacle de son intimité. De plus, la disposition des pièces en enfilade, avec leurs portes successives : « la porte du cabinet » (l. 20) met en relief le spectacle que veut donner Manon de son intimité. Les déplacements dans cet espace intime sont aussi symboliques de l’entreprise amoureuse de Manon : l’irruption de Manon et des Grieux dans le spectacle de leur intimité « arrêt[e] [le prince] au milieu de la chambre » à la ligne 21. Manon met donc en scène à dessein son quotidien amoureux, pour montrer au prince qu’il lui est impossible de s’immiscer dans cette intimité.

Enfin, Manon tend un miroir au prince pour le comparer à Des Grieux, cet accessoire semble symbolique de la situation des deux hommes. En effet, en « lui présent[ant] son miroir » (l. 25) , Manon invite le prince à « fai[re] la comparaison » (l. 27). Cette comparaison se veut à l’avantage de Des Grieux, mais Manon ne spécifie pas sur quelles bases doit se faire la comparaison. Il y a tout lieu de croire qu’elle reste très superficielle, uniquement physique : d’ailleurs, elle présente des Grieux par une synecdoque « un des cheveux » à la ligne 29. Néanmoins, si on essaie de se représenter la scène, Des Grieux est alors « traîn[é] » (l. 20) par les cheveux devant le prince, et n’est pas du tout à son avantage. Il apparaît instrumentalisé par Manon, humilié par cette posture. C’est d’ailleurs vraisemblablement cela qui met le prince dans « l’embarras » évoqué à la ligne 23. Il est peu probable que le prince envie la situation de Des Grieux, humilié et instrumentalisé par Manon. La comparaison, loin d’être à l’avantage du chevalier, incite plutôt le prince à fuir devant cette perspective d’humiliation. Le miroir, symbole de féminité et de beauté est désigné à deux occurrences par le déterminant possessif « son » aux lignes 19 et 25 : il est l’attribut de Manon, il renvoie aux hommes leur image dégradée, perdue dans l’attrait que produit sur eux la belle Manon. Il est à ce titre pour l’Abbé Prévost un révélateur de la laideur morale des hommes succombant au péché. De ce fait, le miroir, qui est censé mettre Des Grieux en valeur, crée en fait une équivalence entre les deux hommes, chacun réduit à une forme d’esclavage affectif par Manon.

Ainsi, la déclaration d’amour de Manon pour Des Grieux a beau sembler sincère, elle est surtout symbolique et devient une déclaration du pouvoir qu’elle exerce sur les hommes : des Grieux n’a pas vaincu le prince pour conquérir Manon, c’est elle qui l’a choisi, elle reste, plus que jamais, la seule maîtresse de son destin amoureux.

Conclusion

Ainsi, nous avons pu démontrer que Manon se livrait à une véritable comédie, savamment orchestrée, minutieusement préparée et dirigée d’une main de fer. Néanmoins, malgré les rôles qu’elle attribue aux hommes qui la courtisent, elle reste seule maîtresse de son destin. Paradoxalement, cette machination savante et humiliante, sert les intérêts de Des Grieux à qui elle déclare un amour dont la sincérité est affirmée par le renoncement financier qu’il suppose. Manon se montre ici comme une amoureuse inconditionnelle, mais surtout comme une dominatrice qui garde et gardera la main sur les hommes qui l’entourent.

Cet extrait trouve écho dans les nombreuses autres scènes où Manon se fait actrice et metteur en scène de son amour. On pense notamment à la scène à Saint Sulpice, où, elle parvient à faire revenir Des Grieux vers elle, malgré toutes ses réticences, en lui faisant endosser le rôle du coupable et du bourreau.