Abbé Prévost, Manon Lescaut: L'enterrement de Manon

Commentaire de l’extrait corrigé. Remarque du professeur: « très bien ». Note obtenue : 17/20.

Dernière mise à jour : 22/07/2023 • Proposé par: Minaminari (élève)

Texte étudié

N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le ciel ne me trouva sans doute point assez rigoureusement puni ; il a voulu que j’aie traîné depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse ; j’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et, fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience.

Abbé Prévost, Manon Lescaut

Le septième tome des Mémoires d’un homme de qualité de l’abbé Prévost a échappé à l’oubli où est tombé le reste de l’œuvre car il contient l’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, héros éponymes qui comptent parmi les amants les plus célèbres de la littérature. Ce roman publié en 1731 met en effet en scène une passion fatale dont l’issue ne peut être que tragique.

Le récit est conduit par Des Grieux, quelques années après la disparition de Manon. Après de sulfureuses aventures dans une société parisienne corrompue, les amants ont échoué en prison. Manon est déportée à la Louisiane avec un convoi de filles de mauvaise vie. Des Grieux suit sa maîtresse. Il la voit bientôt mourir d’épuisement dans le désert où ils ont dû fuir à la suite d’un duel dont elle était la cause. Dans le texte soumis à notre étude, Des Grieux raconte l’enterrement solitaire et pathétique de Manon.

Problématique: en quoi la mort de Manon représente-t-elle aussi la mort symbolique de Des Grieux?

Mouvements:
I. De « N’exigez point de moi » à « jamais plus heureuse »: la mort de Manon
II. De « Je demeurai plus de vingt-quatre heures » à « j’allais exécuter »: la douleur de Des Grieux
III. De « Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre » jusqu’à la fin: l’enterrement de Manon

I. la mort de Manon

Le texte s’ouvre sur un impératif « N’exigez point de moi ». Des Grieux s’adresse à l’homme de qualité. Le récit est donc très vivant, et le lecteur a l’impression de partager ce moment pathétique avec Des Grieux.

Des Grieux exprime l’impossibilité de poursuivre son récit. Les verbes « décrive » et « rapporte » sont ainsi accompagnés par d'une négation : « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. ». La mort de Manon entraîne le silence du chevalier qui achève son récit dans une économie de détails. La mort est évoquée en une phrase brève de trois mots (sujet/ verbe/ complément) : « je la perdis » qui condense la douleur de des Grieux.

Le lexique de la tragédie se déploie ensuite : « fatal et déplorable événement » La mort de Manon est d’autant plus tragique que dans leur fuite, les deux amants semblaient s’être sincèrement retrouvés et amendés : « je reçus d’elle des marques d’amour ». Des Grieux se donne une posture de héros maudit: le vocabulaire religieux qui sature l

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