Abbé Prévost, Manon Lescaut: Des Grieux et son père

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 19/01/2022 • Proposé par: emmabrun4 (élève)

Texte étudié

Comme je demeurais debout, les yeux baissés et la tête découverte : Asseyez-vous, monsieur, me dit-il gravement, asseyez-vous. Grâce au scandale de votre libertinage et de vos friponneries, j'ai découvert le lieu de votre demeure.
C'est l'avantage d'un mérite tel que le vôtre de ne pouvoir demeurer caché. Vous allez à la renommée par un chemin infaillible. J'espère que le terme en sera bientôt la Grève, et que vous aurez, effectivement, la gloire d'y être exposé à l'admiration de tout le monde.
Je ne répondis rien. Il continua : Qu'un père est malheureux, lorsque, après avoir aimé tendrement un fils et n'avoir rien épargné pour en faire un honnête homme, il n'y trouve, à la fin, qu'un fripon qui le déshonore ! On se console d'un malheur de fortune : le temps l'efface, et le chagrin diminue ; mais quel remède contre un mal qui augmente tous les jours, tel que les désordres d'un fils vicieux qui a perdu tous sentiments d'honneur ? Tu ne dis rien, malheureux, ajouta-t-il ; voyez cette modestie contrefaite et cet air de douceur hypocrite ; ne le prendrait-on pas pour le plus honnête homme de sa race ?
Quoique je fusse obligé de reconnaître que je méritais une partie de ces outrages, il me parut néanmoins que c'était les porter à l'excès. Je crus qu'il m'était permis d'expliquer naturellement ma pensée. Je vous assure, monsieur, lui dis-je, que la modestie où vous me voyez devant vous n'est nullement affectée ; c'est la situation naturelle d'un fils bien né, qui respecte infiniment son père, et surtout un père irrité. Je ne prétends pas non plus passer pour l'homme le plus réglé de notre race. Je me connais digne de vos reproches, mais je vous conjure d'y mettre un peu plus de bonté et de ne pas me traiter comme le plus infâme de tous les hommes. Je ne mérite pas des noms si durs. C'est l'amour vous le savez, qui a causé toutes mes fautes. Fatale passion ! Hélas ! n'en connaissez-vous pas la force, et se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n'ait jamais ressenti les mêmes ardeurs ? L'amour m'a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et, peut-être, trop complaisant pour les désirs d'une maîtresse toute charmante ; voilà mes crimes. En voyez-vous là quelqu'un qui vous déshonore ? Allons, mon cher père, ajoutai-je tendrement, un peu de pitié pour un fils qui a toujours été plein de respect et d'affection pour vous, qui n'a pas renoncé, comme vous pensez, à l'honneur et au devoir et qui est mille fois plus à plaindre que vous ne sauriez vous l'imaginer. Je laissai tomber quelques larmes en finissant ces paroles.

Abbé Prévost, Manon Lescaut

Extrait

Ce passage est essentiellement constitué de deux tirades ; dans la première, le père outragé expose ses griefs à l’égard de son fils ; dans la seconde, ce dernier, allant jusqu’aux larmes, entreprend de se justifier.

Problématique

Nous pouvons donc nous demander cette confrontation quasiment judiciaire reste tout de même conforme au roman sensible en mêlant les registres.

Plan

Nous verrons tout d’abord que chaque personnage s’exprime dans la forme de la plaidoirie. Puis nous faisons apparaître le pathétique de la situation. Nous terminerons par la place donnée au lyrisme et au tragique dans l’évocation de l’amour.

I. Deux plaidoiries : argumentation visant à convaincre

a) l’honneur d’un père : réquisitoire du père

Le père reproche à son fils :
- son attitude immorale, marquée par les termes condamnant son rapport aux femmes : « libertinage » et « friponneries » (l 2-3). L’intention accusatrice de ces mots est accentuée par le ton ironique (« grâce au scandale », (l. 2) ; « un mérite tel que le vôtre », (3-4) ; « vous allez à la renommée par un chemin infaillible » (l. 4) ; « la gloire », « l’admiration », (l. 5-6)) et augmentée de la menace de la condamnation au pilori (« exposé », l. 6) dans laquelle on peut entendre un écho de la peine de mort : « la Grève », (l. 5).

- sa trahison : « qui le déshonore », (l. 9) au regard de l’éducation conforme à l’honneur d’une famille noble (respect du nom, respect des convenances) qui lui a été prodiguée : « n’avoir rien épargné pour en faire un honnête homme » (l. 8), ce qui lui vaut la répétition de l’insulte « fripon » (l. 9) ;

- le fait de persévérer dans le mal, comme pour mieux torturer sa famille : « quel remède contre un mal qui augmente tous les jours ? » (l. 10) ; en amplifiant la phrase, les expansions de nom : « fils vicieux », (l. 11), « qui a perdu tous sentiments d’honneur », (l. 11), font sentir syntaxiquement cette augmentation funeste.

Le héros trahit donc les valeurs de son milieu social et familial.

b) La contrition d’un fils : plaidoyer du fils

Des Grieux se défend :
- par une concession (l. 14) : « Quoique je fusse obligé de reconnaître que je méritais une partie de ces outrages » ; « je ne prétends pas être l’homme le plus réglé de notre race » (20) ; « je me connais digne de vos reproches » (l. 20) : il admet ses torts ;

- en reprochant à son père la dureté de ses propos, injuste au vu de la cause de son comportement : l’amour, une « fatale passion » (l. 22-23) ; selon lui, il n’a pas déshonoré son nom ni sa famille (l. 21).

- en tentant de réduire l’opposition accusé-accusateur : se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n’ai jamais « ressenti les mêmes ardeurs » ? (l. 26-28) ;

- en affirmant son amour filial par son attitude : debout, les yeux baissés, « la tête découverte » (l. 1), « je ne répondis rien » (l. 7), et ses paroles : « plein de respect et d’affection pour vous » (l. 28).

II. Une confrontation pathétique : argumentation visant à persuader

a) Un père blessé

- les exclamations, le souhait de l’humiliation de son fils, le vouvoiement et l’adresse Monsieur montrent sa colère.

Mais le père n’est pas seulement un accusateur ; c’est un être blessé dans son amour paternel :
- l’ironie (voir partie I,1) est celle du désespoir ; « me dit-il gravement » (l. 2) : l’adverbe exprime une implication affective ;
- « Qu’un père est malheureux quand, après avoir aimé tendrement un fils » (l. 7) : son amour est trahi.

b) Un fils malheureux

- « Allons, mon cher père, dis-je tendrement, un peu de pitié pour un fils… » (l. 26-27) : Le fils aime son père et doit souffrir de le décevoir mais surtout, cette tendresse de ton pourrait être une stratégie visant à faire fléchir la sévérité de l’accusation ; elle a peu de chance d’aboutir vu le peu de confiance que lui
accorde son père : douceur contrefaite, modestie hypocrite (12) ;

- « qui est mille fois plus à plaindre que vous ne sauriez vous l'imaginer » (l. 29) : Des Grieux est surtout malheureux de sa situation amoureuse ce qui prouve les larmes qui suivent : « Je laissai tomber quelques larmes en finissant ses paroles » (l. 30), conforme au comportement du héros d’un roman sensible. Cette relation amoureuse n’est donc pas satisfaisante.

Le lecteur peut être partagé : le fils a l’air sincère mais a tout de même accumulé assez de dépravations pour désespérer son père et aboutir en prison.

III. L’amour fatal : du lyrisme au tragique : argumentation visant à persuader.

a) Un cœur aimant

- « L’amour m’a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle » (24-25) : le lexique de l’attachement amoureux, l’accumulation des attributs du complément d'objet direct, l’anaphore de trop en traduisent la force.

- « et peut-être trop complaisant pour les désirs d’une maîtresse toute charmante » (24-25) : l’attitude amoureuse qui consiste à vouloir satisfaire les désirs de la femme aimée appartient à l’ensemble des attitudes normales de l’amant. Mais l’anaphore de l’adverbe fort qui se conclut en complétant l’adjectif
complaisant fait de cette attitude positive un excès aux conséquences négatives.

b) L’amour destructeur

- « Fatale passion ! Hélas ! » (l. 23) : ces exclamations relevant des registres lyrique et tragique font comprendre à la fois le caractère irrépressible (fatale peut connoter la fatalité) de cette relation et ses effets aliénants (fatale peut également connoter la mort, ce que confirme l’interjection Hélas) : l’amour est vécu comme une force toute puissante qui entraîne malgré lui le héros sur une voie qui le fait souffrir et à laquelle il ne peut pas échapper.

L’amour, même s’il cause des malheurs, s’attire toujours l’indulgence du lecteur. Ce n’est pas le cas de la naïveté. Cette impuissance du héros peut être lue comme celle d’un être faible, ou bien comme l’effet de la puissance invincible de l’amour. Le héros peut à la fois inspirer de la compassion et de l’irritation.

Conclusion

Rappel de la problématique : Nous pouvons donc nous demander cette confrontation quasiment judiciaire reste tout de même conforme au roman sensible en mêlant les registres.

Synthèse :
- chaque personnage expose des arguments sous la forme d’une accusation et d’une défense.
- cette argumentation est mêlé d’éléments relevant du registre pathétique.
- l’argument de l’amour est le point d’orgue de l’argumentaire du fils : l’emploi des registres lyriques et tragiques visent à le déresponsabiliser.

Ouverture (élargissement de la réflexion) : Le jeune homme sortant par amour du cadre imposé par la famille et la société est un motif traditionnel de la littérature : l’amour excuse pleinement la rébellion et l’amant est un héros incarnant les valeurs positives de l’amour, du courage, du dévouement bravant une situation injuste, cruelle et mortifère. Cependant, Des Grieux n’est pas Roméo. L’amour ne l’exalte ni le rend courageux. Bien au contraire. Victime de sa propre complaisance ou bien de la fatalité amoureuse, personnage qui se plaint plutôt que d’affirmer ses sentiments, c’est un anti-héros. En effet, dans le reste du roman, il se montre malhonnête, sans scrupules, cynique.

Ouverture (lien avec d’autres œuvres) : La mère coupable, Beaumarchais, (1791) : l’extrait étudié montre l’accusation furieuse d’un mari contre l’infidélité de sa femme. Le point commun : thème de la moralité et scène de conflit, le registre pathétique ; différence : le mari n’est que rage en raison de la perte de son honneur ; la femme est anéantie par le sentiment de sa faute et ne cherche pas à se défendre : beaucoup plus dramatique.