Marx, Le Capital: « Le règne de la liberté »

Corrigé complet d'un devoir sur table.

Dernière mise à jour : 10/11/2022 • Proposé par: Hippolyte (élève)

Texte étudié

En fait, le règne de la liberté commence seulement là où cesse le travail déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; il se situe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même le que sauvage est forcé de lutter contre la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie, de même l'homme civilisé est forcé de le faire, et il est forcé de le faire dans toutes les formes de société et sous tous les modes de production possibles. Avec son développement, ce règne de la nécessité naturelle s'étend parce que les besoins s'étendent ; mais en même temps s'étendent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine la liberté ne peut consister que dans le fait que l'homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature, le placent sous leur contrôle communautaire au lieu d'être dominé par une puissance aveugle; qu'ils l'accomplissent avec la plus petite dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus adéquates à leur nature humaine. mais cela reste toujours un règne de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement de la force humaine qui vaut pour lui-même comme son propre but, le vrai règne de la liberté, mais qui ne peut s'épanouir que sur la base de ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est en la condition fondamentale.

Marx, Le Capital - Livre III

Problème

Peut-on penser une liberté au sein de la sphère du travail ?

Thèse

Dans ce texte, Marx tente de montrer que le travail appartient au règne de la nécessité et non au règne de la liberté comprise comme pouvoir de développement des facultés humaines. On peut cependant penser un travail émancipé, une forme de liberté au sein même de la sphère de la nécessité qui conduirait à la réduction du temps de travail. Marx nous montre donc que nous ne pourrons jamais accéder qu’à une liberté partielle qui consiste, d’une part en la maîtrise rationnelle et collective de la production, d’autre part dans la réduction du temps de travail qui en découle.

Etapes de l’argumentation

Dans un premier temps, de la ligne 1 à la ligne 7, l’auteur montre que le travail fait partie du règne de la nécessité et les raisons pour lesquelles aucune société ne peut y échapper. Cependant, de la ligne 7 « en ce domaine » jusqu’à la ligne 11 « à leur nature humaine », Marx distingue tout de même un domaine de liberté particulier au sein de la sphère du travail. Dans une dernière partie, Marx énonce la condition d’une réelle liberté qui est la réduction du temps de travail.

I. Le travail fait partie du règne de la nécessité (l.1 -7)

Dans cette première partie Marx montre que le travail compris comme « sphère de la production matérielle » fait partie du règne de la nécessité et qu’on ne pourra jamais totalement s’en libérer.

Qu’est-ce que Marx entend par activité libre et en vertu de quoi le travail ne peut-il pas se comprendre sous cet angle ? Marx donne ici deux propriétés de l’activité libre (l. 1-2) :
- D’une part, l’activité est libre lorsqu’elle n’est pas déterminée par la nécessité, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas issue du besoin. Or, c’est le cas du travail qui est une activité par laquelle on produit nos moyens matériels de subsistance. Le travail est un processus dans lequel le matériau de la nature est adapté par un changement de forme aux besoins de l’homme. Il est donc issu du besoin puisqu’il tente d’y répondre.
- D’autre part, l’activité est libre lorsqu’elle n’est pas déterminée par une finalité extérieure, soit lorsqu’elle est faite pour elle-même et non en vue d’autre chose qu’elle-même. Une activité libre est une activité qui n’est pas un moyen mais une fin en soi. En général, on ne travaille pas pour travailler mais pour manger ; on ne gagne pas pour gagner : on gagner « son pain », on gagne « sa vie ».

L’auteur précise alors que cette sphère du travail est universelle : du sauvage à l’homme civilisé, l’homme est forcé de travailler « dans toutes les formes de société et sous tous les modes de production possibles », ce qui veut dire qu’on ne pourra jamais totalement se libérer du travail, la production matérielle est la condition éternelle de la vie humaine. Seule une société esclavagiste peut libérer complètement certains hommes du travail. Marx refuse donc l’idée que la mécanisation et l’automatisation progressive de la production pourrait un jour nous libérer du travail. Pour justifier une telle impossibilité Marx fait référence au cercle de la production. Comme il le dit à ligne 5, avec le développement de la production « ce règne de la nécessité naturelle s’étend parce que les besoins s’étendent. Mais en même temps s’étendent les forces productives pour les satisfaire ». Autrement dit, au fur-et-à-mesure que la production évolue, elle multiplie de nouveaux besoins et l’apparition de nouveaux besoins chez les consommateurs, entraîne elle-même une nouvelle demande dans la sphère de la production. Aujourd’hui nous éprouvons le besoin d’une multitude de choses que n’éprouvait pas l’homme à une époque plus reculée et moins productive : des habits diversifiés, des moyens de transports, de l’électricité, des appareils numériques etc.

Par conséquent, le travail ne peut s’arrêter même si la production devient plus efficace parce que nous aurons toujours un nombre croissant de besoins qu’il faudra satisfaire. Nous pourrions également invoquer deux autres raisons qui permettent de justifier le propos de Marx. D’une part, si la mécanisation fait fortement baisser le nombre de travailleurs requis pour fabriquer un même produit, elle en requière un nombre croissant pour la surveillance des processus de production et la fabrication des machines. D’autre part, la proportion croissante de la part des services au sein de la production semble peu conciliable avec l’idée d’une automatisation complète de la production. Une machine peut-elle remplacer un serveur, un comédien ou un enseignant ?

Transition: Le travail est donc une nécessité indépassable pour l’homme. Tant que l’homme vivra, la pression de la nécessité ne pourra se relâcher. Mais ne peut-on pas tout de même définir des conditions dans lesquelles le travail serait plus libre ? Peut-on penser un forme de travail plus émancipé et moins aliénant ?

II. Raison et contrôle comme conditions d'un travail plus libre (l.7-11)

Dans cette partie Marx distingue tout de même un domaine de liberté ou de moindre servilité au sein de la sphère du travail. La liberté dans le règne du travail consiste, d’une part dans le fait que « les producteurs associés règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature » et, d’autre part, dans le fait qu’une telle production est « placée sous un contrôle communautaire » (l.8-9). Analysons ces deux conditions.

La première condition pour que le travail soit dit « plus libre » au sein de la nécessité consiste dans le fait que l’homme socialisé règle son activité rationnellement. Autrement dit, son rapport à la nature à la matière qu’il travaille, doit se faire par l’intermédiaire d’une représentation rationnelle, d’une technique maîtrisée. La liberté ici se définit donc moins par le rapport entre désir et satisfaction que par celui de la pensée et de l’action. En effet, on se sent plus libre lorsque nos actions procèdent d’un jugement préalable concernant la fin que nous nous proposons et l’enchaînement des moyens propre à amener cette fin. Il y aurait donc un certaine liberté dans le travail lorsqu’il y aurait maîtrise rationnelle de la tâche elle-même. C’est ainsi que certains modèles de production moderne pourraient constituer une aliénation dans le travail comme le dénonce Charlie Chaplin dans les Temps modernes où le travail à la chaîne se déroule dans une usine ultra automatisée. Dans ce film, le rôle du héros sur la chaîne, consiste à resserrer des vis sur des planches et il se fait machinal pour suivre au mieux le rythme de la production, alors que la moindre distraction pourrait ralentir la chaîne. Incapable de penser, le héros n’est qu’une extension de la machine, un robot. L’usine l’a dépouillé de son sens critique, autrement dit de son humanité.

Cela dit, si Marx comprend le domaine de la pure liberté dont il exclut le travail comme le domaine dans lequel on va pouvoir développer des potentialités humaines, l’exercice d’une maîtrise ne constitue-t-il pas déjà une sorte d’épanouissement ? Marx répond ici par la négative car « cela reste toujours le règne de la nécessité » dit-il ligne 11. La liberté dans le travail n’est pas le libre développement des potentialités humaines mais consiste en une certaine organisation de la production. En effet, cette maîtrise rationnelle doit être une maîtrise collective. L’homme doit régler son travail de manière collective de sorte à ce qu’il puisse produire un maximum avec un minimum de dépense. C’est la condition pour que le travail soit moins pénible, mais surtout, la condition pour que la journée de travail soit réduite comme on le verra en troisième partie. On peut penser ici à l’association des producteurs en coopérative, laquelle constitue un progrès en liberté par rapport au salariat. Avec la coopérative, la démocratie franchit les portes du lieu de travail pour donner à chaque associé une part de pouvoir. Placer la production sous un contrôle communautaire, c’est également déterminer un but commun et humain au travail. Dominée collectivement et consciemment, la production libérée de la hiérarchie et de la concurrence, ne serait pas dominée par « la puissance aveugle du marché ». Elle pourrait être au service des besoins humains et non de l’augmentation du profit. Surtout, la production collective ne devrait pas rendre impossible la liberté hors du travail, c’est-à-dire qu’elle ne devrait pas gaspiller l’énergie humaine nécessaire au libre développement des potentialités de chacun. A fortiori, la production ne doit pas détruire ces capacités en soumettant le producteur à des conditions de travail indignes.

Transition: Ainsi la liberté dans le travail serait une maîtrise collective et rationnelle de la production. Ces conditions ne constituent pas seulement une sphère plus libre au sein du travail, dans une troisième partie Marx montre que seul un travail collectivement organisé est à même de produire la condition fondamentale de la véritable liberté humaine après le travail. Si le règne de la nécessité est indépassable comment penser la liberté ?

III. La réduction du temps de travail comme condition fondamentale (l.11-14)

Marx nous montre ici que nous ne pourrons jamais accéder qu’à une liberté partielle qui consiste en la réduction du temps de travail. Autrement dit, nous ne serions libre que pendant notre « temps libre », à condition que nous en ayons et qu’il ne soit pas exclusivement dédié au repos.

Rappelons que la réduction du temps de travail est la revendication centrale du mouvement ouvrier d’après Marx. Si l’homme est contraint de travailler, sa vie ne saurait être réduite à son travail, sauf à le priver d’un grand nombre de ses potentialités. Le temps libéré du travail ne doit pas être simplement le temps nécessaire à se reposer, reprendre des forces avant de se remettre au travail. Le temps libéré du travail doit être un temps actif, celui où commence « le développement de la force humaine qui vaut pour lui-même comme son propre but ». Agir librement, selon Marx c’est agir pour s’épanouir, pour déployer sa force, pour la simple joie de « grandir » et non pas seulement pour satisfaire un besoin. Une activité est libre lorsqu’elle n’est pas faite pour un gain mais qu’elle constitue elle-même le gain de tous les gains. Cette activité que Marx appelle libre et qu’il distingue du travail reste donc une activité sérieuse qui peut comporter des contraintes mais elle n’est jamais sans joie car elle est son propre but. La liberté consiste donc à développer volontairement et consciemment les potentialités de l’être humain, sans considération de l’utilité sociale de ces activités. On peut penser à l’activité de l’artiste, du passionné, du bricoleur ou encore du sportif.

Conclusion

L’auteur entend établir un fait universel valable pour toute société, le partage entre règne de la nécessité et règne de la liberté, entre le travail et le temps libre. Cette dualité est présente dans toute l’histoire : quelqu’uns, les maîtres jouissent du règne de la liberté, l’immense majorité travaille pour les premiers. Marx veut penser une société où chaque homme pourrait avoir un pied dans le règne de la liberté bien que la nécessité soit indépassable. Pour cela il faut passer par la conception d’un travail émancipé et c’est ainsi que Marx fait une place à la liberté au sein du travail. Le travail, nous dit-il dans ce texte, peut ne pas être pure contrainte. Penser que la liberté n’a pas sa place dans la sphère de la production matérielle reviendrait à tenir pour négligeable la différence entre esclavage, servage et le salariat. Qu’est-ce que le communisme selon Marx ? un ordre social dans lequel se déploie ces deux formes de liberté : d’un côté la maîtrise collective de la production, de l’autre, le développement des potentialités de chacun durant leur temps libre.

Cependant, cet idéal d’un travail émancipé et d’un temps libre dédié à notre épanouissement est-il réalisable ? L’homme de notre civilisation moderne sait-il réellement développer ses potentialités durant son temps libre ?