Montesquieu, Lettres persanes - Lettre 37: « Le roi de France est vieux »

Commentaire préparé pour un examen à l'Université Assane Seck de Ziguinchor, au Sénégal.

Dernière mise à jour : 23/10/2022 • Proposé par: Baba1009 (élève)

Texte étudié

USBEK À IBBEN.

À Smyrne

Le roi de France est vieux. Nous n’avons point d’exemple dans nos histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairoit le mieux, tant il fait cas de la politique orientale.

J’ai étudié son caractère, et j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est impossible de résoudre : par exemple, il a un ministre qui n’a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à la rigueur ; quoiqu’il fuie le tumulte des villes, et qu’il se communique peu, il n’est occupé, depuis le matin jusques au soir, qu’à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu’il auroit sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. Il n’est, je crois, jamais arrivé qu’à lui d’être en même temps, comblé de plus de richesses qu’un prince n’en sauroit espérer, et accablé d’une pauvreté qu’un particulier ne pourroit soutenir.

Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines ; souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces, et, sans examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel : aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.

Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.

De Paris, le 7 de la lune de Maharram, 1713

Montesquieu, Lettres persanes - Lettre 37

Dès leur publication en 1721, les Lettres persanes de Montesquieu connaissent un succès retentissant. Rapidement, les rééditions et les traductions se succèdent, et les lecteurs se pressent pour découvrir cette étonnante suite de lettres. Montesquieu évoque de nombreux sujets dans ce roman polyphonique, des plus légers aux plus graves.

Dans la lettre XXXVII (37), le persan Usbek nous fait ainsi un surprenant portrait de Louis XIV pour mieux critiquer la monarchie absolue. C’est pourquoi il est important de se demander : comment Montesquieu utilise-t-il le regard de son personnage pour se livrer à une redoutable satire de la société française? Pour le comprendre, nous montrerons d'abord l'efficacité du regard étranger et son étonnement, ensuite la dénonciation d’une série de travers et enfin, le recours à l’implicite.

I. L’efficacité du regard étranger

a) Le regard étranger

Les noms sont persans, les lieux persans, les dates persanes : « Usbek », « Ibben », « Smyrne », « lune de Maharram », « auguste sultan ». Il y a ainsi de multiples allusions à la Perse. Les pronoms et adjectifs possessifs (« nous », « nos », « notre ») renvoient eux-mêmes aux persans. Cela correspond à l'exotisme à la mode au XVIIIe.

Utiliser le regard étranger présente plusieurs intérêts, cela permet:
- de fuir la censure (cf. publication anonyme)
- de déceler des éléments que la force de l’habitude nous dérobe. Le regard neuf révèle les travers que nous ne voyons plus grâce à la distanciation critique
- un effet de relativisation : la France n’est pas le centre du monde, et la monarchie française est ici replacée dans une perspective élargie qui permet des comparaisons

b) L’étonnement feint comme arme de dénonciation

On a des signes de l’étonnement, de l’ingénuité feinte , avec des termes qui pointent les caractéristiques surprenantes du roi : « nous n’avons point d’exemple […] d’un monarque ».

Le roi est ainsi présenté comme une énigme : « j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est impossible de résoudre ». L'étonnement feint est une arme de dénonciation en permettant une remise en cause des institutions en place.

c) Une apparente objectivité

Le point de vue qui rappelle celui du scientifique (démarche scientifique/philosophique qui s’appuie sur l’observation des faits) avec le lexique associé : « j’ai étudié », « j’y ai trouvé », « résoudre ».

De plus, on note des signes de prudence objective, des signes d’incertitude, marqueurs de la neutralité du scientifique:
- « Par exemple » comme si la dénonciation relevait de l’anecdotique
- « Je crois » modalisateur en vérité
- Usage du pronom « on » indéfini (Usbek laisse dans l’ombre le véritable émetteur de la critique)

II. Dénonciation d’une série de travers

a) Le monarque ou l’art de la contradiction

Tout le second paragraphe est placé sous le signe de la contradiction, de l’incohérence. On note un système d’antithèses juxtaposées avec une opposition terme à terme : « ministre qui n’a que 18 ans » / « maîtresse qui en a 80 » - « il aime » / « il ne peut souffrir » - « il fuie le tumulte des villes » / « « occupé qu’à faire parler de lui » - « il aime les trophées » / « mais il craint autant de voir » - « comblé de richesse » / « accablé d’une pauvreté .

Les oppositions sont soulignées par le rythme binaire et les parallélismes de construction, ce qui met en exergue l’incohérence du roi, l’absurdité de sa conduite et son incapacité à régner.

b) La dénonciation d’un pouvoir arbitraire

Le pouvoir est fondé sur le bon plaisir du souverain, comme le relèvent les verbes de goût et d’opinion (« plairait »/ « aimer »/ « craindre » / « souffrir »), et non pas sur la raison d’état, l’intelligence ou la logique.

Le monarque use d'un pouvoir absolu, comme le montre l(omniprésence du pronom « il », en position de sujet. Le champ lexical de la puissance : « grandeur », « souveraine », « grâces », « comble de biens » permet de critiquer les excès de la monarchie de droit divin. L’expression « distribution des grâces » est une hyperbole qui assimile le roi à Dieu, qui met la lumière sur les excès de Louis XIV.

Le pouvoir caractérisé par le mépris des vrais valeurs, comme le courage, au profit de ce qui relève de l’ordre du paraître et du luxe ostentatoire, comme le montre le lexique du paraître « faire parler de lui », « trophées », « victoires », ainsi que champ lexical du luxe, notamment dans le dernier paragraphe.

c) Un éloge profondément ironique

L'ironie est présent tout au long du texte, avec, dès le début:
- la formule « le talent de se faire obéir », sur la méthode de gouverner, qui ne relève en rien du talent
- le terme « génie », qui place sur le même plan famille, cour et Etat, qui n'ont rien de commun pour un meneur

Aussi, tout le dernier paragraphe est un éloge ironique, en débutant par « il est magnifique ». L'éloge paradoxal car il correspond à l’éloge d’un défaut. Le lexique, faussement laudatif, est ainsi associé aux adverbes d’intensité et aux hyperboles.

« tant il fait cas de la politique orientale » montre la fascination du souverain pour le despotisme extrême.

III. Le recours à l’implicite

a) Des allusions transparentes

La dénonciation est implicite (texte codé) mais transparente à l’époque
- périphrase « le roi de France » désigne Louis XIV en fin de règne
- « une maîtresse qui en a 80 » désigne Madame de Maintenon
- « un ministre qui a dix-huit ans » désigne Le Tellier qui devint conseiller d'Etat à 21 ans
- « palais » désigne Versailles

« un homme qui le déshabille ou qui lui donne la serviette » dénonce la vie réglée de l’étiquette à la cour, où les courtisans se disputent des honneurs dérisoires.

b) L’intolérance religieuse et aristocratique

L'intolérance religieuse est mentionnée dans la périphrase « il la faut observer à la rigueur », qui fait allusion aux persécutions des jansénistes, défenseurs d’une religion austère et ennemis des jésuites.

L'intolérance face à tout contre-pouvoir, notamment aristocratique. le roi a vécu la Fronde (révolte de la noblesse au milieu du XVIIe siècle) et, pour éviter tout trouble ou toute rébellion, a décidé d’affaiblir la noblesse en la domestiquant à la cour « Il aime à gratifier ceux qui le servent ».

c) La gestion de l’Etat

Montesquieu dénonce la ruine de l’Etat provoquée par le goût du faste et des guerres incessantes. On peut noter à ce propos les déséquilibres entre les richesses du souverain et la pauvreté de ses sujets qui émaillent le texte : « comblé de richesse » / « accablé d’une pauvreté », « prince » / « particulier ».

Conclusion

Montesquieu se livre à une critique acerbe du régime de Louis XIV au travers d'un regard étranger, de l’ironie et l'implicite. Cette lettre 37 des lettres persanes est une parodie d’éloge pour avertir le futur Prince des erreurs à ne pas commettre à l’égard de son peuple. Le futur Louis XV ne doit ainsi pas reproduire les errements de son arrière-grand-père.